Intégrer
les droits de propriété intellectuelle et la
politique de développement
Rapport de la Commission
britannique des droits de propriété intellectuelle
Londres
Septembre 2002
Publié par la
Commission on Intellectual Property
Rights
c/o DFID
Tél. : 00 44 207
023 1732
Télécopieur : 00 44 207 023 0797 (à l'attention de Charles
Clift)
Courrier électronique : ipr@dfid.gov.uk
Site web : http://www.iprcommission.org
Novembre 2002 (2e édition)
Le texte intégral du rapport et le résumé peuvent être
téléchargés du site web de la Commission britannique des droits de propriété
intellectuelle : http://www.iprcommission.org
Pour obtenir une copie papier du rapport ou toute autre information,
s’adresser au Secrétariat de la Commission à l'adresse ci-dessus.
© Commission on Intellectual
Property Rights 2002
Conçu et imprimé par
Dsprint/redesign
Brimsdown
Enfield EN3 7JL
Professeur
John Barton (Président de la Commission)
Professeur de droit, Université de Stanford, Chaire George
E. Osborne, Californie, Etats-Unis
Avocat spécialisé en droit de la propriété intellectuelle,
Londres, Royaume-Uni
Directeur, Programme de magistère sur la politique et la
gestion en matière de science et technologie, Université de Buenos Aires,
Argentine
Directeur général du Conseil indien de la recherche
scientifique et industrielle et Secrétaire au Département de la recherche
scientifique et industrielle, Delhi, Inde
Directeur principal de la politique et des questions
scientifiques (Europe), Pfizer Inc., Sandwich, Royaume-Uni
Directeur du Conseil Nuffield sur la bioéthique, Londres,
Royaume-Uni
Charles Clift –
Directeur
Phil Thorpe –
Analyste politique
Tom Pengelly –
Analyste politique
Rob Fitter –
Chargé de recherche
Brian Penny –
Chef de bureau
Carol Oliver –
Secrétaire de direction
Madame Clare Short, ministre
britannique du Développement international, a créé la Commission on Intellectual Property Rights (Commission des droits
de propriété intellectuelle) en mai 2001. Cette Commission est composée de
membres provenant d'une diversité de pays, d'horizons et de perspectives. Nous
avons tous apporté à la Commission nos différents points de vue. Originaires de
pays développés et en développement, nous appartenons au domaine de la science,
du droit, de l'éthique et de l'économie tout autant qu’à l'industrie, aux
organes de l'Etat et au monde universitaire.
Il est tout à fait remarquable à
mon avis que nous soyons parvenus à nous accorder sur autant de points tant en
ce qui concerne notre démarche que nos conclusions générales. Comme l'implique
le titre de notre rapport, nous estimons que les objectifs en matière de
développement doivent être intégrés dans l'élaboration de la politique relative
aux droits de propriété intellectuelle (DPI), tant au plan national
qu’international, et notre rapport expose certaines voies pour y parvenir.
Bien que nous ayons été nommés
par le gouvernement britannique, nous avons été entièrement libres de fixer
notre ordre du jour, d'élaborer notre programme de travail et de rédiger nos
conclusions et recommandations. Les possibilités et le soutien financier
nécessaires nous ont été accordés pour améliorer notre compréhension des
problèmes en question, en commanditant des études, en organisant des ateliers
et des conférences et en allant rendre visite à des fonctionnaires ou à des
groupes intéressés dans le monde entier. Nous avons été assistés dans notre
tâche par un secrétariat hautement compétent mis à notre disposition par le
Department for International Development (DFID) et l’Office britannique des brevets
et nous tenons à le remercier tout spécialement.
Notre première réunion s’est
tenue les 8 et 9 mai 2001 et nous nous sommes depuis réunis à sept autres
reprises. Nous tous, ou certains d'entre nous, avons pu nous rendre au Brésil,
en Chine, en Inde, au Kenya et en Afrique du Sud et nous avons eu des
consultations avec de hauts fonctionnaires, des représentants du secteur privé
et des ONG à Londres, Bruxelles, Genève et Washington. Nous avons visité le
centre de recherche de la société Pfizer à Sandwich. A la fin du rapport figure
la liste des principales institutions que nous avons consultées. Nous avons
commandité dix-sept documents de travail et tenu huit ateliers à Londres sur
divers aspects de la propriété intellectuelle. Nous avons également organisé à
Londres, les 21 et 22 février 2002, une grande conférence pour que nous
puissions entendre des questions et des préoccupations reflétant toute une
variété de perspectives. Ces réunions ont constitué à elles seules une partie
importante de notre travail, car en réunissant tout un ensemble de
personnalités, elles ont facilité le dialogue et permis d'explorer les moyens
de faire progresser certaines des questions en cause.
En notre nom à
tous, je voudrais remercier tous ceux qui, trop nombreux pour être cités ici,
ont de par le monde participé à nos débats et rédigé nos documents de
travail.
Nous avons été chargés
d'examiner :
·
comment concevoir les régimes nationaux
de DPI de telle sorte qu’ils bénéficient aux pays en développement dans le
contexte des accords internationaux, y compris l'Accord sur les ADPIC ;
·
comment le cadre international de
règles et d'accords pourrait être amélioré et développé – par exemple dans le
domaine des savoirs traditionnels – et quels sont les rapports entre les règles
et les régimes en matière de DPI qui couvrent l'accès aux ressources génétiques
;
·
quel cadre politique plus large est
nécessaire pour compléter les régimes de propriété intellectuelle, y compris,
par exemple, le contrôle des pratiques anticoncurrentielles par le biais de la
politique et du droit de la concurrence.
Nous avons
décidé très tôt de ne pas nous borner à essayer de suggérer des compromis entre
les différents groupes d'intérêt, mais de travailler autant que possible sur la
base d'éléments probants. Cela n'a pas été facile, car ces informations sont
souvent limitées ou peu concluantes. Toutefois, grâce au travail de notre
secrétariat, aux consultations approfondies et aux documents préparés à notre
demande, il nous a été possible d’identifier les éléments probants disponibles,
que nous avons ensuite évalués avec soin.
Très vite nous avons compris qu'il importait d'établir une distinction entre
les pays (à revenu intermédiaire ou faible), selon qu'ils ont ou non des
capacités scientifiques et technologiques importantes. Nous avons cherché à
savoir quelles sont les incidences réelles de la propriété intellectuelle, tant
positives que négatives, dans ces deux catégories de pays. Nous avons toutefois
choisi de concentrer nos efforts sur les préoccupations des populations les
plus pauvres, qu’elles se trouvent dans les pays à faible revenu ou à revenu
intermédiaire.
Tous les
membres de la Commission adhèrent à ce rapport. Notre objectif est de trouver
des solutions pratiques et équilibrées. Dans certains cas, nous avons adopté
des suggestions présentées par d'autres, mais nous sommes seuls responsables
des conclusions. Nous espérons avoir rempli la mission qui nous a été confiée.
Nous espérons également que ce rapport sera utile à tous ceux qui participent
au débat sur la manière dont les droits de propriété intellectuelle pourraient
mieux contribuer au développement et à la réduction de la pauvreté.
Enfin,
j’aimerais remercier Madame Clare Short et le ministère britannique du
Développement international (DFID) d'avoir fait preuve de prévoyance en créant
la Commission des droits de propriété intellectuelle. J'ai eu l'honneur de la
présider, ce qui fut pour moi une expérience extraordinaire. Il en a été de
même pour tous les membres de cette Commission. La tâche qui nous a été confiée
était stimulante et nous avons été heureux de pouvoir tant apprendre les uns
des autres et en particulier de ceux qui ont contribué à nos travaux.
Président
AVANT-PROPOS
Parmi ceux qui
travaillent dans le secteur de la propriété intellectuelle (PI), peu liront le
présent rapport sans trouver au moins un aspect dérangeant. C'est là le plus
grand compliment qu'on puisse faire au professeur Barton et à son équipe de
commissaires. Et rien ne révèle mieux les qualités de prévoyance et de courage
dont a fait preuve Madame Clare Short, ministre britannique du Développement
international, en créant la Commission et en fixant son mandat.
Peut-être
l'époque où nous vivons encourage-t-elle l’adhésion aveugle aux dogmes, ce qui
a une influence sur les horizons les plus divers, et certainement sur tous les
aspects des droits de propriété intellectuelle (DPI). Il existe en effet d’un
côté, celui des pays du monde développé, le lobby puissant de ceux qui croient
que tous les DPI sont bons pour les affaires, avantageux pour le grand public
et catalyseurs du progrès technique. Ils pensent et affirment que si les DPI
sont une bonne chose, plus il y en aura, mieux cela vaudra. Mais de l’autre
côté, celui des pays du monde en développement, s'élèvent de fortes
revendications présentées par ceux qui croient que les DPI risquent de
paralyser le développement des industries et des technologies locales, de nuire
à la population locale et de ne bénéficier qu’au monde développé. Ils pensent
et affirment que si les DPI sont une mauvaise chose, moins il y en aura, mieux
cela vaudra. La mise en œuvre de l'Accord sur les ADPIC n'est pas parvenue à
réduire l'écart entre ces deux visions des choses, mais a plutôt servi à
renforcer les opinions régnantes. Les personnes souhaitant devantage de DPI et
la mise en place de règles de jeu égales pour tous saluent l'Accord sur les
ADPIC comme un instrument utile pour parvenir à leurs objectifs. Par contre,
les personnes qui considèrent les DPI comme nuisibles aux pays en développement
estiment que, déjà avant l'Accord sur les ADPIC, les règles du jeu n’étaient
pas égales pour tous dans le domaine économique et que son introduction a
renforcé les inégalités. Ces opinions sont si profondément ancrées dans les
esprits que parfois on avait l’impression d'un dialogue de sourds où personne
ne voulait écouter l’autre. Persuader, non, contraindre, oui !
Que les DPI
soient une bonne ou mauvaise chose, il a bien fallu que le monde développé s'en
accommode avec le temps. Même les inconvénients des DPI l’emportent parfois sur
leurs avantages, la grande majorité des pays développés disposent de la
puissance économique et des mécanismes juridiques leur permettant de surmonter
les problèmes. Dans la mesure où les avantages l'emportent sur les
inconvénients, les pays développés ont la richesse et les infrastructures
nécessaires pour tirer parti des possibilités offertes. On ne peut
vraisemblablement pas en dire de même pour les pays en développement et les pays
les moins avancés.
C'est dans ce
contexte que la ministre a décidé de créer la Commission pour examiner entre
autres choses comment concevoir les régimes nationaux de DPI de telle sorte
qu'ils bénéficient aux pays en développement. Ce mandat repose sur la
reconnaissance du fait que les DPI peuvent contribuer à favoriser ou à entraver
le développement des économies les plus fragiles. Les membres de la Commission
eux-mêmes représentent un éventail de connaissances spécialisées aussi vaste
qu'on pourrait le souhaiter. Ils ont effectué de nombreuses consultations. Ce
rapport en est le résultat et il est tout à fait impressionnant.
Bien que son
mandat l’ait chargée de se pencher en particulier sur les intérêts des pays en
développement, la Commission y est parvenue sans laisser de côté les intérêts
et les arguments des autres pays. Ainsi qu'elle le déclare, on ne peut pas
exiger des pays en développement qu’ils appliquent des normes de PI plus
rigoureuses sans procéder à une évaluation approfondie et objective de leurs
incidences sur le développement. La Commission a fait tout son possible pour
effectuer une telle évaluation. Il en est résulté un rapport qui présente des
propositions judicieuses conçues pour répondre à la plupart des exigences
raisonnables émanant des deux côtés.
Toutefois,
présenter une série de propositions pratiques n’est pas en soi suffisant. Ce
qui est nécessaire, c'est leur acceptation et la volonté de les mettre en
œuvre. Dans ce domaine aussi, la Commission joue un rôle majeur. Ce rapport
n'est pas celui d'un groupe de pression. La Commission a été créée pour offrir
des conseils aussi impartiaux que possible. Son origine et sa composition
devraient encourager tous ceux à qui le rapport s'adresse à prendre ses
recommandations au sérieux.
Pendant
trop longtemps, les DPI ont été considérés comme bons pour les pays riches et
mauvais pour les pays pauvres. J'espère que le présent rapport montrera que la
réalité n'est pas aussi simple que cela. Les pays pauvres pourraient trouver
les DPI utiles à condition de les adapter aux conditions locales. La Commission
estime que le régime approprié à chaque pays en développement doit être décidé
sur la base de ce qui est le plus propice à son
développement et que la communauté internationale et les gouvernements
de tous les pays doivent s’en souvenir lorsqu'ils prennent leurs décisions.
J'espère très sincèrement que ce rapport les encouragera à agir ainsi.
`Juge du Tribunal des brevets, Haute Cour du Royaume-Uni
VUE D'ENSEMBLE 1
INTRODUCTION 1
CONTEXTE 2
NOTRE TACHE 7
Chapitre 1 : PROPRIETE
INTELLECTUELLE ET DEVELOPPEMENT 15
INTRODUCTION 15
LES ARGUMENTS EN FAVEUR DE LA PROTECTION DE LA PI 18
Introduction
Brevets
Droit d'auteur
HISTOIRE 23
DONNEES FACTUELLES AU SUJET DES INCIDENCES DE LA PI 27
Contexte
Effet de redistribution
Croissance et innovation
Commerce et investissement
TRANSFERT DE TECHNOLOGIE 33
Chapitre 2 :
SANTE 39
INTRODUCTION 39
La question
Contexte
RECHERCHE ET DEVELOPPEMENT 43
Incitations à la recherche
ACCES DES PAUVRES AUX MEDICAMENTS 47
Fréquence de la délivrance des
brevets
Brevets et prix
Autres facteurs ayant un impact
sur l'accès aux médicaments
CONSEQUENCES EN MATIERE DE
POLITIQUE GENERALE 54
Options de politique nationale
Octroi de licences obligatoires
pour les pays ayant des capacités de
fabrication insuffisantes
Législation dans les pays en
développement
Prorogation Doha pour les pays
les moins avancés
Chapitre 3 : AGRICULTURE
ET RESSOURCES GENETIQUES 76
INTRODUCTION 76
Contexte
Droits de propriété
intellectuelle en agriculture
LES VEGETAUX ET LA PROTECTION DE LA PROPRIETE
INTELLECTUELLE 78
Introduction
Recherche et développement
Impact de la protection des
variétés végétales
Impact des brevets
Conclusion
ACCES AUX RESSOURCES PHYTOGENETIQUES ET DROITS DES
AGRICULTEURS 89
Introduction
Droits des agriculteurs
Système multilatéral
Chapitre 4 : SAVOIRS
TRADITIONNELS
ET
INDICATIONS GEOGRAPHIQUES 96
INTRODUCTION 96
SAVOIRS
TRADITIONNELS 97
Contexte
Nature des savoirs traditionnels
et objectif de la protection
Gestion du débat sur les savoirs
traditionnels
Utilisation du système de PI
existant pour protéger et promouvoir les
savoirs traditionnels
Protection sui generis des savoirs traditionnels
Appropriation illicite des
savoirs traditionnels
ACCES ET PARTAGE DES AVANTAGES
109
Contexte
Convention sur la diversité
biologique (CDB)
Divulgation de l'origine
géographique des ressources génétiques dans
les demandes de brevets
INDICATIONS GEOGRAPHIQUES 114
Contexte
Indications
géographiques et Accord sur les ADPIC
Registre multilatéral des
indications géographiques
Impact
économique des indications géographiques
Chapitre 5 : DROIT
D'AUTEUR, LOGICIELS ET INTERNET 122
INTRODUCTION 122
LE DROIT D'AUTEUR EN TANT QUE STIMULANT DE LA CREATION 124
Sociétés de perception
LES REGLES RELATIVES AU DROIT D'AUTEUR PERMETTRONT-ELLES
AUX
PAYS EN DEVELOPPEMENT DE REDUIRE L'ECART DU SAVOIR ? 127
INDUSTRIES DU DROIT D'AUTEUR ET REPRODUCTION D'ŒUVRES
PROTEGEES
129
DROIT D'AUTEUR ET ACCES 132
Matériel éducatif
Bibliothèques
DROIT D'AUTEUR ET LOGICIELS INFORMATIQUES 135
REALISER LE POTENTIEL DE L'INTERNET POUR LE
DEVELOPPEMENT 136
Restrictions technologiques
Chapitre 6 : REFORME
DU BREVET 144
INTRODUCTION 144
ELABORATION DE SYSTEMES DE BREVETS
DANS LES PAYS EN
DEVELOPPEMENT 147
Introduction
Champ des brevets
Normes de brevetabilité
Exceptions aux droits de brevet
Prévision de garde-fous dans la
politique en matière de brevets
Encourager l'innovation nationale
Conclusions
UTILISATION DU SYSTEME DES BREVETS DANS LA RECHERCHE
PUBLIQUE 160
Introduction
Eléments probants des Etats-Unis
Eléments probants des pays en
développement
COMMENT LE SYSTEME DES BREVETS POURRAIT ENTRAVER LA
RECHERCHE ET L'INNOVATION
164
Les questions dans les pays
développés
Intérêt pour les pays en
développement
HARMONISATION INTERNATIONALE DES BREVETS 171
Contexte
Traité de l'OMPI sur le droit
matériel des brevets
Chapitre 7 : CAPACITES
INSTITUTIONNELLES 178
INTRODUCTION 178
ELABORATION DE POLITIQUES ET LEGISLATIONS EN MATIERE DE
PI 178
Elaboration de politiques
intégrées
ADMINISTRATION DES DPI ET INSTITUTIONS COMPETENTES EN LA
MATIERE 182
Introduction
Ressources humaines
Technologies de l'information
EXAMEN, SYTEMES D'ENREGISTREMENT ET ACCORDS DE
COOPERATION
185
Coopération régionale ou
internationale
COUTS ET RECETTES 188
Le coût d'un système de PI
Financer les coûts
SANCTION 190
Sanction dans les pays en
développement
Sanction dans les pays développés
REGLEMENTATION DES DROITS DE PROPRIETE INTELLECTUELLE
193
ASSISTANCE TECHNIQUE ET RENFORCEMENT DES CAPACITES 195
Programmes actuels
Evaluer l'impact de l'assistance
technique
Financement supplémentaire de
l'assistance technique
Veiller à l'exécution efficace de
l'assistance technique
Chapitre 8 : L'ARCHITECTURE
INTERNATIONALE 201
INTRODUCTION 201
FIXATION DES NORMES INTERNATIONALES : OMPI ET OMC 202
ACCORD SUR LES ADPIC 206
Aider les pays en développement à
mettre en œuvre l'accord sur les ADPIC
Calendrier de mise en œuvre de
l'Accord sur les ADPIC
LA PI ET LES ACCORDS BILATERAUX ET REGIONAUX 210
PARTICIPATION DES PAYS EN DEVELOPPEMENT 212
Représentation permanente à
Genève
Délégations d'experts
ROLE DE LA SOCIETE CIVILE
215
FAIRE MIEUX COMPRENDRE LA PI ET LE DEVELOPPEMENT 216
SIGLES 221
VUE D’ENSEMBLE
Les Objectifs
de développement du millénaire soulignent combien il importe de faire diminuer
la pauvreté et la faim, d’améliorer la santé et l’éducation et d’assurer la
pérennité de l’environnement. C’est pourquoi la communauté internationale s’est
engagée à réduire de moitié le nombre des pauvres d’ici 2015 et s’est également
fixé d’autres objectifs spécifiques associés tels que l’amélioration de la
santé et de l’éducation et la pérennité de l’environnement.
On estime qu’en
1999 près de 1,2 milliard de personnes vivaient avec moins de 1 dollar par jour
et près de 2,8 milliards avec moins de 2 dollars par jour.[1] Environ 65 % de ces
personnes se trouvent en Asie du Sud et de l’Est, et 25 % en Afrique
subsaharienne. On estime que 3 millions de personnes sont décédées à cause du
VIH/SIDA en 2001, 2,3 millions d’entre elles se trouvant en Afrique
subsaharienne.[2]
La tuberculose est responsable de la mort de près de 1,7 million de personnes
dans le monde.[3] Si les tendances actuelles persistent, il y
aura 10,2 millions de nouveaux cas en 2005.[4] Plus de 1 million de décès par an sont en
outre dus au paludisme.[5] En 1999, il y avait encore 120 millions
d’enfants qui n’allaient pas à l’école primaire. C’est en Afrique subsaharienne
que le taux d’inscription (60 %)[6] est actuellement le plus
bas.
Notre tâche
consiste à voir dans quels cas et de quelle manière les droits de propriété
intellectuelle (DPI) pourraient apporter une contribution à l’action entreprise
par la communauté internationale pour atteindre ces objectifs, en particulier
réduire la pauvreté, lutter contre la maladie, améliorer la santé de la mère et
de l’enfant, élargir l’accès à l’éducation et contribuer au développement
durable. Notre tâche consiste également à examiner si ces droits constituent
des obstacles à la réalisation de ces objectifs et, en ce cas, comment il
serait possible de les surmonter.
Certains
soutiennent énergiquement que les DPI sont nécessaires pour stimuler la
croissance économique qui, à son tour, permettra de réduire la pauvreté. En
encourageant l’invention et les nouvelles technologies, ils feront augmenter la
production agricole ou industrielle, encourageront les investissements
intérieurs et extérieurs, faciliteront les transferts de technologie et
amélioreront la disponibilité des médicaments nécessaires pour lutter contre la
maladie. Il n’y a aucune raison, à leur avis, pour qu’un système qui réussit
dans les pays développés ne puisse pas réussir également dans les pays en
développement.
D’autres
avancent l'argument opposé avec la même véhémence. Selon eux, les DPI ne
stimulent guère l’invention dans les pays en développement, en raison,
peut-être, de l'absence des capacités humaines et techniques nécessaires. Ils
ne favorisent pas les travaux de recherche susceptibles de bénéficier aux
populations pauvres, parce que ces dernières n’auront pas les moyens de payer
les produits, si même ils étaient mis au point. Les DPI limitent l’option de
l’apprentissage technologique par imitation. Ils permettent aux sociétés
étrangères de chasser la concurrence intérieure en obtenant une protection par
brevet, et d’approvisionner les marchés par des importations, plutôt que par
des produits de fabrication intérieure. De plus, ils augmentent le coût des
médicaments essentiels et des intrants agricoles, ce qui a des répercussions
particulièrement négatives sur les pauvres et les agriculteurs.
Lorsqu’on
évalue les mérites respectifs de ces arguments opposés, il est important de se
souvenir de l’écart technologique qui sépare les pays développés et les pays en
développement considérés en tant que groupe. Les pays en développement à faible
revenu et à revenu intermédiaire représentent environ 21 % du PIB mondial,[7]
mais moins de 10 % des dépenses mondiales de recherche et développement
(R&D).[8]
Les pays de l’OCDE dépensent beaucoup plus en R&D que le revenu national
total de l’Inde.[9]
Presque sans exception, les pays en développement sont des importateurs nets de
technologie.
Il faut
absolument tenir compte du fait que les pays en développement sont très
différents les uns des autres, pour ce qui est des conditions sociales et
économiques et des capacités technologiques. Plus de 60 % des pauvres du monde
vivent dans des pays disposant de capacités scientifiques et technologiques
importantes, et la grande majorité d’entre eux vivent en Chine et en Inde. On
trouve dans ces deux pays, ainsi que dans d’autres pays en développement plus
petits, des capacités de rang mondial dans certains domaines scientifiques et
technologiques, tels que l’espace, l’énergie nucléaire, l’informatique, les
biotechnologies, les produits pharmaceutiques, l’élaboration de logiciels et
l’aviation.[10] Par contre, 25 % des pauvres vivent en
Afrique subsaharienne (Afrique du Sud non comprise), principalement dans des
pays dotés de capacités techniques relativement faibles.[11]
On estime qu’en 1994 la Chine, l’Inde et l’Amérique latine ont représenté
ensemble près de 9 % des dépenses mondiales consacrées à la recherche, contre
0,5 % seulement pour l’Afrique subsaharienne et quelque 4 % pour les pays en
développement autres que l’Inde et la Chine.[12]
Ainsi, les
pays en développement sont loin de former un tout homogène, fait qui pour être
évident n’en est pas moins souvent oublié. Non seulement leurs capacités
scientifiques et techniques varient, mais aussi leurs structures sociales et
économiques et leurs inégalités de revenu et de richesse. Les causes de la
pauvreté, et par conséquent les politiques pertinentes à mettre en œuvre pour
s'y attaquer, varient donc d'un pays à l'autre. Il en est de même pour les
politiques concernant les DPI. Les politiques nécessaires dans les pays
disposant de capacités technologiques relativement avancées, où vivent la
plupart des pauvres, en Inde ou en Chine par exemple, pourront être différentes
de celles requises dans les pays où ces capacités sont faibles, comme dans la
plus grande partie de l’Afrique subsaharienne. L’impact des politiques en
matière de PI sur les populations pauvres variera également selon les
circonstances socio-économiques. Ce qui réussit bien en Inde ne réussira pas
forcément au Brésil ou au Botswana.
CONTEXTE
Au cours de ces vingt dernières
années environ, on a constaté une augmentation sans précédent du niveau, de la
portée, de l’étendue territoriale et du rôle de la protection des DPI ,[13]
ce qui s’est manifesté par :
·
La délivrance de brevets sur les
organismes vivants et les matières vivantes trouvés dans la nature, par
opposition aux produits et procédés issus de l’activité humaine plus facilement
reconnaissables en tant qu’inventions par le non‑initié
·
La modification, afin de prendre en
compte les nouvelles technologies (notamment les biotechnologies et les
technologies de l’information), des régimes de protection tels que la directive
de l’UE relative à la protection juridique des inventions biotechnologiques[14]
ou la loi du millénaire sur le droit d'auteur numérique (Digital Millennium Copyright Act - DMCA) aux Etats-Unis
·
L’extension de la protection à de
nouveaux domaines comme les logiciels et les méthodes commerciales, et
l’adoption dans certains pays de nouveaux régimes sui generis pour les semi-conducteurs et les bases de données
·
Une nouvelle importance accordée à la
protection des nouveaux savoirs et des nouvelles technologies issues du secteur
public
·
L’intérêt porté aux liens entre la
protection de la PI et les savoirs traditionnels,[15]
le folklore et les ressources génétiques
·
L’extension géographique des normes
minimales de protection de la PI par l’intermédiaire de l’Accord sur les ADPIC
(voir Encadré O.1) et des normes plus élevées par le biais des accords
bilatéraux et régionaux sur le commerce et l’investissement
·
L’élargissement des droits exclusifs,
l’extension de la durée de la protection et le renforcement des mécanismes
d’application.
Encadré O.1 L’Organisation mondiale du
commerce et l’Accord sur les ADPIC
L’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui
touchent au commerce (Accord sur les ADPIC)[16] est issu du cycle
d’Uruguay de négociations commerciales qui s’est achevé en 1994. L’acte final
de ces négociations a créé l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et fixé
des règles – les Accords de l’OMC, y
compris l’Accord sur les ADPIC – que les membres de l’OMC doivent appliquer. Le
système de règlement des différends a également été réorganisé afin de résoudre
les différends en matière de commerce entre membres de l’OMC. Depuis le mois de
janvier de cette année, l’OMC se compose de 144 membres, lesquels effectuent
plus de 90 % des échanges mondiaux. Plus de 30 autres pays négocient
actuellement leur adhésion.
L’Accord sur les ADPIC stipule que tous les membres de l'OMC
doivent prévoir des normes minimales de protection pour une large gamme de DPI,
notamment le droit d’auteur, les brevets, les marques de fabrique ou de
commerce, les dessins et modèles industriels, les indications géographiques,
les topographies de semi-conducteurs et les renseignements non divulgués. Pour
y parvenir, l’Accord sur les ADPIC incorpore des dispositions figurant dans de
nombreux accords internationaux pertinents en matière de PI, comme les
Conventions de Paris et de Berne gérées par l’Organisation mondiale de la
propriété intellectuelle (OMPI). Toutefois, cet Accord institue plusieurs
obligations nouvelles, notamment en ce qui concerne les indications
géographiques, les brevets, les secrets d’affaires et les mesures relatives aux
moyens de faire respecter les DPI.
Un organisme spécial, le Conseil des aspects des droits de
propriété intellectuelle qui touchent au commerce (habituellement appelé
Conseil des ADPIC) auquel tous les membres de l’OMC sont représentés, a été
créé pour gérer le fonctionnement de l'Accord sur les ADPIC. Le Conseil des
ADPIC est responsable du réexamen de divers aspects de l'Accord sur les ADPIC,
conformément à la mission qui lui est confiée par l'Accord lui-même et aux
instructions de la Conférence ministérielle biennale de l'OMC.
Les questions posées par l'Accord sur les ADPIC qui ont
provoqué les débats les plus nombreux sont notamment :
·
la
question de savoir s’il est possible d’atteindre l’objectif de l’article 7, aux
termes duquel les DPI devraient contribuer au transfert de technologie, en
particulier en ce qui concerne les pays en développement membres de
l’OMC ;
·
les
tensions perçues entre l’article 8, qui permet aux pays d’adopter les mesures
nécessaires à la protection de la santé publique et à la prévention de l'usage
abusif des DPI, à condition qu’elles soient compatibles avec les dispositions
de l’Accord sur les ADPIC, et d’autres prescriptions de l’Accord. Il s’agit
notamment de celles qui portent sur la fourniture d’une protection par brevet
des produits pharmaceutiques, sur les limites apportées aux conditions d'octroi
de licences obligatoires (article 31) et sur la portée des dispositions
concernant des exceptions aux droits conférés par des brevets (article
30) ;
·
la
prescription concernant la protection des données résultant d’essais contre
« l’exploitation déloyale dans le commerce » de l’article
39 ;
·
la
justification concernant la fourniture d’une protection additionnelle des
indications géographiques pour les vins et les spiritueux, (article 23) et la
question de savoir si cette protection additionnelle devrait également être
étendue à d’autres ou à toutes les indications géographiques ;
·
dans quelle mesure des brevets devraient être octroyés
pour des inventions relatives à des organismes vivants, par exemple les
micro-organismes (article 27.3 b)), et la prescription relative à la fourniture
d’une protection de la PI pour les végétaux. La question de la compatibilité de
l’Accord sur les ADPIC avec des accords comme la Convention sur la diversité
biologique (CDB) a été abordée dans ce contexte ;
·
le
coût que représente pour de nombreux pays en développement et pays les moins
avancés membres de l’OMC la mise en œuvre des prescriptions de l’Accord sur les
ADPIC pour ce qui est de l’administration des DPI et des moyens nécessaires à
leur respect effectif.
L’Accord sur les ADPIC est entré en vigueur le 1er
janvier 1995. Les membres de l’OMC considérés comme pays développés avaient
devant eux une année pour s'y conformer, alors que les pays en développement et
les économies en transition avaient jusqu’au 1er janvier 2000, sauf
en ce qui concerne les pays en développement ayant besoin d’étendre la
protection par brevet à des produits dans de nouveaux domaines comme les
produits pharmaceutiques, qui ont bénéficié de cinq années supplémentaires pour
l’introduction d’une telle protection. Les pays les moins avancés (PMA)[17] devraient pouvoir
appliquer les dispositions de l’Accord sur les ADPIC d’ici 2006, bien que la
Déclaration ministérielle de Doha sur l’Accord sur les ADPIC et la santé
publique leur ait donné dix années supplémentaires pour les produits
pharmaceutiques.
Lorsque certains différends surgissent à propos de
l’interprétation des dispositions de l’Accord sur les ADPIC et leur mise en
œuvre dans la législation nationale, les membres peuvent saisir l’Organe de
règlement des différends (ORD) de l’OMC pour trouver une solution. Jusqu’à
présent, il y a eu 24 affaires concernant les ADPIC pour lesquelles il a été
nécessaire d’entamer une procédure de règlement des différends. Vingt-trois cas
ont été déférés par des pays développés et une affaire par le Brésil. Seize
différends impliquaient des pays développés, sept ont été déférés par des pays
développés contre des pays en développement, et une affaire a été déférée par le
Brésil contre les Etats-Unis. Dix des affaires sur vingt-quatre ont été réglées
par accord mutuel, sept ont été jugées par des groupes spéciaux créés dans le
cadre de la procédure, et sept attendent d’être jugées.
Les inquiétudes provoquées par le
fonctionnement du système de propriété intellectuelle et par l’extension des
DPI ne se limitent pas à leur mise en œuvre par les pays en développement. Deux
enquêtes majeures sur cette question importante se déroulent actuellement aux
Etats-Unis, l’une effectuée par les Académies nationales de la science et
l’autre par le ministère de la Justice et la Commission fédérale du commerce.[18]
Ces inquiétudes sont suscitées par l’augmentation rapide des demandes de
brevets aux Etats-Unis au cours de ces dernières années (de plus de 50 % au
cours des cinq dernières années) et par l'impression qu’à l’heure actuelle sont
délivrés bien davantage de brevets de « moindre qualité » et de portée
plus large. On craint généralement qu’un trop grand nombre de brevets aient été
et continuent à être délivrés au titre d’évolutions d’importance mineure. Par
exemple, dans l’industrie pharmaceutique, cela peut entraîner une prolongation
des monopoles concernant d’importantes thérapies. Des brevets peuvent également
être délivrés dans certains domaines de compétence pour des matières
biologiques parce qu’elles ont été isolées de la nature, si une fonction ou
utilisation possible peut être identifiée. Ce qui est préoccupant, et fait
l’objet d’un débat approfondi à l’heure actuelle, c’est de savoir dans quelle
mesure ces pratiques ont un effet sur la concurrence en rendant plus difficile
la vente de produits concurrents par les inventeurs rivaux, ou en augmentant le
prix du produit pour le consommateur. De même, on examine attentivement leur effet
sur la recherche, en particulier dans le domaine des logiciels et des
biotechnologies, là où les brevets déposés et délivrés à un stade très précoce
du processus de recherche peuvent entraver les travaux de recherche effectués
en aval et la commercialisation ultérieure.
Dans un article riche en idées
nouvelles, le biologiste Garrett Hardin[19]
a inventé l’expression « tragédie des communs » pour expliquer
comment les ressources communes tendaient à être trop utilisées en l’absence de
règles applicables à leur utilisation. La prolifération des DPI, notamment dans
des domaines comme la recherche biomédicale, laisse entrevoir la possibilité
d’une « tragédie différente, celle des « anti-communs », dans
lesquels une population sous‑utilise des ressources rares parce qu’un
trop grand nombre de propriétaires peuvent se gêner les uns les autres … une
augmentation des droits de propriété intellectuelle peut conduire de manière
paradoxale à réduire le nombre des produits utiles à l’amélioration de la santé
humaine ».[20]
Maintenant, les entreprises peuvent avoir à faire face à un coût considérable
en temps et en argent pour décider comment entreprendre des recherches sans
porter atteinte aux droits de brevet d'autres entreprises, ou pour défendre
leurs propres droits de brevet contre d’autres entreprises. Il faut alors se
demander si les coûts élevés de la recherche, de l’analyse et des procédures
judiciaires en matière de brevets représentent le prix à payer pour obtenir les
avantages qu’offre le système des brevets, ou bien s’il existe des moyens de
réduire ces coûts.
Ces questions ne se posent pas
simplement pour les brevets. Aux Etats-Unis, la durée du droit d’auteur a été
prolongée au cours du siècle dernier de 28 ans (renouvelable pour 28 années
supplémentaires), en vertu de la loi de 1909 sur le droit d’auteur, à 70 ans
après la mort de l’auteur, ou 95 ans à partir de la publication (ce qui
correspond à la pratique européenne). Il s’agit de savoir ici si cette
extension de la protection peut en toute crédibilité être considérée comme
renforçant les incitations à la création future, ou si elle servira plutôt à
accroître la valeur des créations existantes. En 1998, le Congrès a adopté la
loi du millénaire sur le droit d’auteur numérique (DMCA) qui interdit notamment
le contournement de dispositifs de protection technologique (cryptage, par
exemple). En Europe, la directive sur
les bases de données prévoit que tous les Etats membres doivent fournir une
protection sui generis à toute
compilation de données organisées de manière systématique, que les données
elles-mêmes soient originales ou non. Jusqu’à présent, les Etats-Unis n’ont pas
adopté cette règle. Mais de plus en plus, on se demande si, sous l’influence de
pressions commerciales tenant compte de manière insuffisante des considérations
d’intérêt général, la protection n’est pas accordée dans le but de protéger la
valeur des investissements plutôt que de stimuler l’invention ou la création.
Ces
préoccupations quant à l'impact de la PI aux Etats-Unis et dans d’autres pays
développés sont, à notre avis, également importantes pour les pays en
développement. Toutefois, nous estimons que le coût de la mise en place du
« mauvais » système de PI sera probablement beaucoup plus élevé dans
un pays en développement que dans les pays développés. Ces derniers disposent
pour la plupart de systèmes complexes de réglementation de la concurrence
permettant de veiller à ce que les abus de tout droit de monopole ne puissent
avoir de trop fortes répercussions sur l’intérêt général. Aux Etats-Unis et
dans l’UE par exemple, ces régimes sont particulièrement solides et bien
établis. C’est loin d’être le cas dans la plupart des pays en développement,
qui sont par conséquent particulièrement à la merci de systèmes de PI
inadéquats. Nous estimons que les pays en développement peuvent essayer de
tirer des enseignements de l’expérience des pays développés lorsqu’ils
élaborent leur propre système de PI adapté à leur système juridique et à leur
situation économique.
En
plus des incidences que peuvent avoir les règles de PI locales à l’intérieur
d’un pays en développement, il en existe d’autres, indirectes celles-là, qui
proviennent du système de PI des pays développés. A l’ère numérique, les
restrictions à l’accès aux documents et aux données sur l’Internet affectent
tout le monde. Il est possible que les scientifiques des pays en développement,
par exemple, soient empêchés d’avoir accès à des données protégées ou ne
disposent pas de ressources suffisantes pour le faire. La recherche sur des maladies
importantes ou de nouvelles cultures intéressant directement les pays en
développement, mais entreprise dans les pays développés, peut être entravée ou
stimulée par le système de PI. Le régime de PI des pays développés peut fournir
des incitations puissantes pour entamer des travaux de recherche spécifiques
susceptibles de procurer des avantages principalement aux populations des pays
développés, détournant ainsi certaines ressources intellectuelles de travaux
qui porteraient sur des problèmes d’importance mondiale. Il est possible en
pratique dans les pays développés de délivrer des brevets pour des savoirs ou
des ressources génétiques provenant de pays en développement sans que soient
prises au préalable des dispositions concernant le partage des avantages tirés
de leur commercialisation. Dans certains cas, il existe des restrictions aux
exportations des pays en développement vers les pays développés découlant d’une
telle protection.
Pour les pays
en développement, la tendance à l’harmonisation mondiale de la protection de la
PI est également importante. Le mouvement vers cette harmonisation n’est pas
nouveau ; il existe depuis plus de 100 ans. Toutefois, l’Accord sur les ADPIC,
entré en vigueur en 1995 sous réserve de périodes de transition spécifiques
(voir Encadré O.1), a rendu obligatoire pour les membres de l’OMC
l’instauration de normes minimales de protection de la PI. Mais il ne constitue
qu’un élément de cette harmonisation internationale. Les discussions se
poursuivent au sein de l’OMPI pour harmoniser plus encore le système des
brevets, ce qui pourrait même supplanter l’Accord sur les ADPIC. De plus, des
accords bilatéraux ou régionaux sur le commerce et l’investissement conclus
entre pays développés et pays en développement comportent souvent des
engagements mutuels concernant la mise en œuvre de régimes de PI qui vont
au-delà des normes minimales prévues par l’Accord sur les ADPIC. Par
conséquent, une pression continue est exercée sur les pays en développement
pour qu'ils renforcent la protection de la PI dans leur propre régime en
suivant les normes en vigueur dans les pays développés.
Nous avons
également été frappés par la nature peu satisfaisante et discutable d’une
grande partie des travaux de recherche économique visant à élucider les
incidences des DPI, même en ce qui concerne le monde développé. Les
incertitudes sont nombreuses et, étant donné la nature du sujet, elles risquent
de le rester. Les incidences des DPI dépendent très souvent de circonstances et
de contextes particuliers. C’est pourquoi de nombreux observateurs
universitaires prennent grand soin de rester dans l’ambivalence lorsqu’il
s’agit de déterminer si les avantages sociaux des DPI l’emportent sur leurs
coûts. Un exemple typique est la réflexion suivante :
« Il est presque impossible
d’imaginer une institution sociale existante quelconque {le système des
brevets} qui soit aussi défectueuse dans autant de domaines. Elle survit
uniquement parce qu’il n’y a pas de meilleure alternative. »[21]
Dans le cas
des pays en développement, plusieurs rapports récents émanant d’institutions
internationales ont présenté des réflexions sur les incidences probables d’une
mondialisation de la protection de la PI sur les pays en développement.[22]
Tous ces rapports font état à des degrés divers d’une inquiétude concernant
l’importance des frais éventuels à encourir, tout en soulignant que, pour de
nombreux pays, les avantages sont beaucoup moins faciles à identifier.
La création de notre Commission
montre à nos yeux que le gouvernement britannique est sensible à ces
préoccupations. Notre tâche fondamentale consiste donc à examiner si les règles
et institutions de protection de la PI, telles qu’elles ont évolué jusqu’à
présent, peuvent contribuer au développement et à la réduction de la pauvreté
dans les pays en développement.
Nous sommes partis de l’idée
qu’une certaine protection de la PI conviendra probablement à un certain stade
aux pays en développement, comme cela est arrivé dans le passé pour les pays
développés. Il n’y a aucun doute que cette protection peut apporter beaucoup à
la recherche et à l’innovation dans les pays développés, notamment en ce qui
concerne les industries pharmaceutique et chimique. Ce système fournit aux
personnes et aux entreprises des incitations à l’innovation et à la mise au
point de nouvelles technologies susceptibles de servir les intérêts de la
société. Mais ces incitations opèrent différemment selon que la capacité d’y
répondre existe ou n’existe pas. Et le fait de conférer des droits exclusifs
impose des coûts aux consommateurs et autres utilisateurs de technologies
protégées. Dans certains cas, protéger signifie que des consommateurs ou
utilisateurs éventuels, dans l’incapacité de payer le prix demandé par les
titulaires des DPI, sont privés de l’accès aux innovations que le système de PI
vise à mettre à la disposition de tous. L’équilibrage entre les coûts et les
avantages variera selon les modalités d’application des droits et selon les
circonstances économiques et sociales. Les normes de protection de la PI
susceptibles de convenir aux pays développés peuvent entraîner des coûts
supérieurs aux avantages lorsqu’elles sont appliquées dans des pays en
développement qui doivent faire en grande partie appel à des connaissances ou à
des produits utilisant des savoirs créés ailleurs pour répondre à leurs besoins
fondamentaux et pour favoriser leur développement.
Nature
des droits de propriété intellectuelle
Certains considèrent que les DPI
sont principalement des droits économiques ou commerciaux, alors que d’autres
pensent qu’ils se rapprochent plutôt des droits politiques ou des droits de
l’homme. L’Accord sur les ADPIC leur attribue ce premier sens tout en
reconnaissant qu’il est nécessaire de trouver un équilibre entre les droits des
inventeurs et des créateurs à une protection, et les droits des utilisateurs de
la technologie (article 7 de l’Accord sur les ADPIC). La Déclaration
universelle des droits de l’homme présente une définition plus large
reconnaissant que « chacun a droit à la protection des intérêts moraux et
matériels découlant de toute production scientifique, littéraire ou artistique
dont il est l’auteur », ceci étant
contrebalancé par le « droit ... de participer au progrès scientifique et
aux bienfaits qui en résultent ».[23]
La question principale consiste à concilier un intérêt général, celui qui
consiste à avoir accès au nouveau savoir et au produit de ce nouveau savoir,
avec un autre intérêt général, celui qui consiste à stimuler l’invention et la
création dont proviennent les nouveaux savoirs et les nouveaux produits dont
dépendent les progrès matériel et culturel.
La difficulté provient de ce que
le système de PI cherche à concilier ces deux intérêts en conférant un droit
privé et des avantages matériels privés. Ainsi, le droit (humain) à la
protection des « intérêts moraux et matériels » des
« auteurs » est inexorablement lié au droit de « participer aux
bienfaits » matériels privés qui résultent de cette protection. Et
l’avantage privé que retire le créateur ou l’inventeur est acquis aux dépens du
consommateur. Lorsque le consommateur est pauvre en particulier, ceci peut
entrer en conflit avec certains droits de l’homme fondamentaux, par exemple le
droit à la vie. Et le système de PI, tel qu’il est présenté dans l’Accord sur
les ADPIC, ne permet pas de faire de distinction, sauf dans des cas extrêmement
limités, entre les biens essentiels à la vie ou à l’éducation, et d’autres
biens, tels que les films ou la restauration rapide.
C’est pourquoi nous estimons que
les DPI devraient être considérés comme l’un des moyens permettant aux pays et
aux sociétés d'aider à promouvoir la réalisation des droits économiques et
sociaux. En particulier, en aucune circonstance, les droits de l’homme les plus
fondamentaux ne doivent être subordonnés aux exigences de la protection de la
PI. Les DPI sont accordés par les Etats pour des périodes limitées (tout au
moins dans le cas des brevets et du droit d’auteur), alors que les droits de
l’homme sont inaliénables et universels.[24]
Généralement,
les DPI sont considérés aujourd'hui comme des droits économiques et
commerciaux, comme c’est le cas dans l’Accord sur les ADPIC, et sont détenus
plus souvent par des entreprises que par des inventeurs particuliers. Mais le
fait de les décrire comme des « droits » ne devrait pas occulter les
réels dilemmes de leur application dans les pays en développement, là où les
coûts supplémentaires qu’ils engendrent peuvent mobiliser certains fonds au
détriment du financement des éléments essentiels à la vie des populations
pauvres.
Indépendamment du terme utilisé,
nous préférons considérer que les DPI sont des instruments de politique
publique qui confèrent des privilèges
économiques à des personnes ou à des institutions dans le seul but d’accroître
le bien-être général. Ce privilège
est par conséquent un moyen en vue d’un objectif, et non pas un objectif en
soi.
Par conséquent, pour apprécier la
valeur de la protection de la PI, on pourrait la comparer à la fiscalité.
Pratiquement personne n’affirme que plus il y a d’impôts, mieux cela vaut.
Toutefois, certains ont tendance à considérer que l’extension de la protection
de la PI est une bonne chose qui va de soi. Une augmentation de la fiscalité
pourrait être souhaitable si elle permettait d’assurer des services auxquels la
société attache plus d'importance que le coût direct et indirect de la
fiscalité. Mais moins d’impôts peut également être bénéfique, par exemple si
une fiscalité excessive nuit à la croissance économique. En outre, les
économistes et les hommes politiques passent de longs moments à examiner si la
structure de la fiscalité est optimale. Les prélèvements de sécurité sociale
élevés nuisent-ils à l’emploi ? Certains allégements fiscaux
atteignent-ils leur objectif, ou ne sont-ils qu’un moyen de subventionner leurs
bénéficiaires pour continuer à faire ce qu’ils font déjà ? L’effet de la
fiscalité sur la répartition des revenus est-il souhaitable du point de vue
social ?
Nous pensons que l’on pourrait
poser des questions très analogues pour la propriété intellectuelle. Quelle est
son ampleur optimale ? Comment doit-elle être structurée ? Comment cette
structure optimale doit-elle varier selon les secteurs et les niveaux de
développement ? De plus, même si nous arrivons au bon niveau et à la bonne
structure de protection, il nous faudra, pour trouver le bon équilibre entre
les incitations à l’invention et à la création, et les coûts que cela
représente pour la société, nous préoccuper de la répartition des avantages.
Partage
équitable des avantages et des coûts
La protection de la propriété
intellectuelle a pour immédiate conséquence d’apporter un avantage financier à
ceux qui détiennent le savoir et le pouvoir d’inventer, et d’augmenter les
coûts de l’accès pour ceux qui en sont dépourvus. Ceci a par conséquent une
importance lorsqu’il s’agit de répartir les avantages entre les sociétés
développées et les sociétés en développement. Même si une extension de la
protection entraîne des avantages de nature économique pour le monde dans son
ensemble, ce qui n’est pas admis par tout le monde, il est possible que les
répercussions sur la répartition des revenus ne soient pas conformes à notre
sens de l’équité. La majorité des pays en développement, possédant des
infrastructures scientifiques et techniques faibles, ne gagnera pas grand-chose
en matière d’encouragement à l’innovation intérieure, mais elle devra néanmoins
assumer le coût de la protection de technologies (principalement étrangères).
Par conséquent, il est fort possible que les coûts et les avantages du système
dans son ensemble ne soient pas équitablement répartis.
Bien que la plupart des pays en
développement n'aient pas de base technologique solide susceptible de tirer
parti d’une protection de la PI, ils disposent de ressources génétiques et de
savoirs traditionnels qui ont une valeur pour eux-mêmes et pour tout le monde.
Il ne s’agit pas nécessairement de ressources de PI dans le sens où on l’entend
dans les pays développés, mais ce sont certainement des ressources sur la base desquelles
il est possible d’instaurer une protection de la propriété intellectuelle, ce
qui a été fait dans le passé. Il se pose alors un certain nombre de questions
difficiles : ces ressources devraient-elles interagir avec le système
« moderne » de PI, et vice-versa, et comment ? Quelle valeur ce
système devrait-il leur accorder ? Dans quelle mesure ces ressources et
ces savoirs nécessitent-ils une protection (pas seulement sous l'angle de la
PI) ? Comment partager équitablement les avantages commerciaux tirés de
ces ressources ?
L’Internet
offre également d’énormes possibilités d’accès à l’information nécessaire aux
pays en développement, notamment aux scientifiques et aux chercheurs, qui,
peut-être par manque de ressources, n’ont pas accès aux médias imprimés. Mais
on se demande si certaines formes de cryptage (ou « gestion des droits
numériques »), conçues pour empêcher la réalisation de copies à grande
échelle, ne vont pas rendre ce matériel moins accessible que ne le sont
actuellement les médias imprimés. De telles tendances mettent en danger le
concept d'« utilisation équitable »[25] (et autres doctrines
similaires), tel qu’il est appliqué actuellement aux œuvres imprimées, et
pourraient, poussées à l’extrême, fournir l’équivalent d’une protection
perpétuelle du droit d’auteur, par des moyens technologiques plutôt que
juridiques.
Comment mettre au point une politique en matière
de propriété intellectuelle ?
Etant donné l’incertitude et les
controverses considérables qui entourent les incidences mondiales des DPI, nous
pensons qu’il appartient aux décideurs d’examiner les éléments probants
disponibles, même s'ils sont imparfaits, avant d’accroître plus encore la
portée ou l’étendue territoriale de ces droits.
Trop souvent,
l'évolution de la politique en matière de PI est dominée par les intérêts des
« producteurs », tandis que ceux des consommateurs ne sont ni
entendus, ni pris en compte. Il s'ensuit que la politique tend à être
déterminée davantage par les intérêts des utilisateurs commerciaux du système
plutôt que par une conception impartiale du meilleur intérêt général. Dans les
débats concernant les DPI entre les pays développés et en développement, le
même déséquilibre existe. Les ministères du commerce des pays développés sont
principalement influencés par les intérêts des producteurs qui voient les
avantages qu’ils peuvent retirer d’une meilleure protection de la PI dans les
marchés d’exportation, alors que les pays consommateurs, c’est-à-dire
principalement les pays en développement, ne peuvent pas aussi facilement
identifier et défendre leurs propres intérêts contre ceux des pays développés.
Nous
reconnaissons par conséquent que les règles et les pratiques en matière de PI,
et la manière dont elles évoluent, sont issues de l’économie politique. Les
pays en développement, et en particulier les consommateurs pauvres de produits
susceptibles d’être protégés par des DPI, négocient depuis une position de
relative faiblesse. On constate une asymétrie fondamentale dans les rapports
entre pays développés et en développement, fondée finalement sur leurs
puissances économiques relatives.
Les négociations sur l’Accord sur les ADPIC dans
le cadre du Cycle d’Uruguay en sont un excellent exemple. Les pays en
développement ont accepté l’Accord sur les ADPIC non pas parce qu’à ce moment‑là
l’adoption d’une protection de la propriété intellectuelle était en tête de
leur liste de priorités, mais en partie parce qu’ils pensaient que l’ensemble
des mesures offertes serait avantageux, y compris la réduction du
protectionnisme commercial des pays développés. A l’heure actuelle, une grande
partie d’entre eux ont le sentiment que les engagements pris par les pays
développés pour libéraliser l’agriculture et les textiles et réduire les droits
de douane n’ont pas été honorés, et ils ont dû supporter le poids de l’Accord
sur les ADPIC. L’accord qui s’est fait l’année dernière à Doha à propos d’un
nouveau cycle de « développement » OMC reconnaît que cette
négociation entre pays développés et pays en développement doit être rendue
plus explicite et plus constructive.
Ici, les pays en développement
sont confrontés à une difficulté en ce sens qu'ils sont de « nouveaux arrivants
» dans un monde qui a été façonné par les « premiers arrivés », et ce
monde est très différent de celui dans lequel les « premiers
arrivés » ont mis au point leur politique. C’est un lieu commun de répéter
que nous vivons à l’ère de la mondialisation, impliquant une économie de plus
en plus intégrée. Pour la communauté internationale, c’est un article de foi de
considérer qu’une intégration respectant certaines conditions dans l’économie
mondiale est un impératif pour le développement. La question est, à notre avis,
de savoir quelles sont les conditions qui conviennent à cette intégration dans
le domaine des DPI. De même que les pays maintenant développés ont façonné un
régime de PI adapté à leurs circonstances économiques, sociales et
technologiques particulières, de même les pays en développement devraient en
principe être maintenant en mesure de faire pareillement.
Nous concluons par conséquent
qu’une attention plus poussée doit être apportée aux besoins des pays en
développement lors de l’élaboration d’une politique internationale de PI.
Conformément aux décisions récentes prises par la communauté internationale à
Doha et à Monterrey, les objectifs de développement doivent être intégrés à
l’élaboration des règles et des pratiques en matière de PI. A Monterrey en mars
2002, les gouvernements ont salué « les décisions de l’Organisation mondiale du
commerce de placer les besoins et les intérêts des pays en développement au
centre de son programme de travail ». Ils ont également admis les
préoccupations des pays en développement, notamment :
« la non‑reconnaissance des droits de
la propriété intellectuelle en vue de la protection du patrimoine et du
folklore traditionnels ; le transfert des connaissances et des technologies ;
l’application et l’interprétation de l’Accord sur les aspects des droits de
propriété intellectuelle qui touchent au commerce de manière conforme aux
intérêts de la santé publique… »[26]
Nous pensons qu’il s’agit là d’un
programme satisfaisant mais partiel. Il faut réfléchir beaucoup plus loin et
agir davantage lorsque l’on étudie les incidences du système actuel sur les pays
en développement. Nous pensons que les systèmes de propriété intellectuelle
peuvent, si nous n’y prêtons pas attention, introduire des distorsions qui
nuisent aux intérêts des pays en développement. Il est possible que des normes
de protection très « élevées » soient favorables à l’intérêt général dans les
pays développés dotés d’infrastructures scientifiques et technologiques très
complexes (bien que nous fassions remarquer, comme plus haut, que c’est une
question discutable sous plusieurs aspects), mais ceci ne signifie pas que les
mêmes normes conviennent à tous les pays en développement. En fait, nous
estimons que les pays développés devraient se soucier davantage de concilier
leurs propres intérêts commerciaux, tels qu’ils les perçoivent, avec leur propre
intérêt dans le domaine de la réduction de la pauvreté dans les pays en
développement.
Pour parvenir à cet objectif, les
pays en développement ne devraient, autant que possible, pas être privés de la
souplesse nécessaire à l’élaboration des systèmes de PI dont les pays
développés ont bénéficié aux premiers stades de leur développement. Il ne faut
pas leur imposer un relèvement du niveau des normes de PI sans effectuer une
évaluation approfondie et objective des incidences de ces dernières sur le développement.
Nous devons nous assurer que les systèmes mondiaux de PI évoluent de manière à
contribuer au développement des pays en développement, en stimulant les
innovations et les transferts de technologie qui leur sont utiles, tout en
mettant à leur disposition les produits issus de ces technologies aux prix les
plus compétitifs possibles. Nous devons faire en sorte que le système de PI
facilite, au lieu de gêner, l’application des progrès rapides réalisés en
science et en technologie, afin qu’ils servent les intérêts des pays en
développement.
Nous espérons que notre rapport
contribuera à l'élaboration d’un agenda visant à ce que le système mondial des
DPI, et les institutions au sein de ce système, donnent de meilleurs résultats
pour les populations pauvres et les pays en développement.
Nous avons dégagé un certain
nombre de problèmes clés pour les pays en développement que nous allons aborder
dans les chapitres suivants :
·
Que nous enseignent les données
factuelles économiques et empiriques sur les incidences de la PI dans les pays
en développement ? L’expérience acquise dans le passé par les pays développés
contient-elle des enseignements aujourd’hui pour les pays en développement?
Comment le transfert de technologie vers les pays en développement peut-il être
facilité ? (Chapitre 1)
·
Comment le système de PI favorise-t-il
la mise au point des médicaments qui sont nécessaires aux populations pauvres ?
Quel est son impact sur l’accès des pauvres aux médicaments et sur leur
disponibilité ? Qu’est-ce que cela implique pour les règles et les pratiques en
matière de PI ? (Chapitre 2)
·
La protection de la PI sur les végétaux
et les ressources génétiques peut-elle avantager les pays en développement et
les populations pauvres ? Quels systèmes les pays en développement
devraient-ils envisager pour protéger les variétés végétales tout en
sauvegardant les droits des agriculteurs ? (Chapitre 3)
·
Comment le système de PI pourrait-il
contribuer aux principes d’accès et de partage des avantages qui sont consacrés
dans la Convention sur la diversité biologique (CDB) ? Peut-il aider à protéger
ou à promouvoir les savoirs traditionnels, la biodiversité et les expressions
culturelles ? L’extension des indications géographiques[27]
(IG) peut-elle profiter aux pays en développement ? (Chapitre 4)
·
De quelle manière la protection du
droit d’auteur influe-t-elle sur l’accès des pays en développement au savoir,
aux technologies et aux informations dont ils ont besoin ? La PI ou la
protection technologique auront-elles un effet sur l’accès à l’Internet ?
Comment le droit d’auteur peut-il être utilisé pour apporter un soutien aux
industries créatives des pays en développement ? (Chapitre 5)
·
Comment
les pays en développement devraient-ils élaborer leur législation et leur
pratique en matière de brevets ? Les pays en développement peuvent-ils formuler
leur législation de manière à éviter certains des problèmes qui se sont posés
dans les pays développés ? Quelle serait la meilleure position pour les pays en
développement s’agissant de l’harmonisation des brevets ? (Chapitre 6)
·
De
quelles institutions les pays en développement ont-ils besoin pour gérer, faire
respecter et réglementer efficacement la PI et comment peut-on les créer ?
Quelles sont les politiques et institutions supplémentaires nécessaires,
notamment en ce qui concerne la concurrence ? (Chapitre 7)
·
Les
institutions internationales et nationales concernées par les DPI
réussissent-elles véritablement à servir les intérêts des pays en développement
autant qu’elles le pourraient ?
(Chapitre 8)
La propriété intellectuelle est
une forme de savoir sur lequel les sociétés ont décidé qu’il était possible
d’attribuer certains droits de propriété. Ces droits ressemblent dans une
certaine mesure aux droits de propriété qui existent pour les biens corporels
ou la terre. Mais le savoir va bien au‑delà de la propriété
intellectuelle. Le savoir est détenu par des personnes, des institutions et de
nouvelles technologies selon des modalités depuis longtemps considérées comme
un moteur essentiel de la croissance économique.[28]
Alfred Marshall, « père » de l’économie moderne, pensait de cette
manière au XIXe siècle.[29]
Avec les récents progrès scientifiques et techniques, notamment en
biotechnologie et en technologies de l’information et de la communication
(TIC), le savoir est devenu plus que jamais auparavant la principale source
d’avantages compétitifs pour les entreprises tout autant que pour les pays. Les
échanges de biens et de services de haute technologie à forte intensité de
savoir, là où la protection de la PI est la plus courante, ont tendance à
constituer la branche la plus dynamique des échanges internationaux.[30]
Dans les pays développés, les
preuves ne manquent pas que la propriété intellectuelle joue, et a joué, un
rôle important dans la promotion de l'invention dans certains secteurs
industriels, bien que les données concernant son importance relative selon les
différents secteurs soient contrastées. Par exemple, les données factuelles des
années 80 indiquent que les industries pharmaceutique, chimique et pétrolière
ont été parmi les premières à reconnaître que le système des brevets était
indispensable à l’innovation.[31]
Aujourd’hui, il faudrait ajouter la biotechnologie et certains éléments des
technologies de l’information. Le droit d’auteur s’est également révélé
essentiel dans le monde de la musique, du film et de l’édition.
Pour les pays en développement,
comme pour les pays développés avant eux, la mise en place de capacités
technologiques locales s’est avérée un élément déterminant de la croissance
économique et de la réduction de la pauvreté. Ces capacités déterminent dans
quelle mesure ces pays peuvent assimiler et appliquer les technologies
étrangères. De nombreuses études ont conclu que le facteur le plus important
pour déterminer la réussite du transfert de technologie est l’apparition rapide
de capacités technologiques locales.[32]
Mais les infrastructures
scientifiques et techniques des pays en développement varient considérablement
en qualité et en capacité. Un indicateur habituellement utilisé pour mesurer
les capacités technologiques est l’importance de l’activité de délivrance de
brevets aux Etats-Unis et par l’intermédiaire des demandes internationales
déposées au titre du Traité de coopération en matière de brevets (PCT).[33]
En 2001, moins de 1 % des brevets américains ont été octroyés à des demandeurs
de pays en développement, près de 60 % d’entre eux provenant de sept des pays
en développement les plus avancés du point de vue technologique.[34]
Dans le cadre du PCT, les pays en développement représentaient moins de 2 % des
demandes déposées en 1999-2001, plus de 95 % de ces demandes émanant de cinq
pays seulement : Chine, Inde, Afrique du Sud, Brésil et Mexique.[35]
Dans ces pays, le nombre des demandes de brevets, bien que peu élevé, augmente
plus rapidement que l’ensemble des demandes déposées au titre du PCT. Les
demandes au titre du PCT ont augmenté de près de 23 % entre 1999 et 2001, mais la part de ces pays
dans le total n’a augmenté que de 1 % en 1999 à 2,6 % en 2001. Comme nous
l’avons vu, les dépenses de R&D sont fortement concentrées dans les pays
développés et dans quelques pays en développement plus avancés du point de vue
technologique. Peu de pays en développement ont été en mesure de mettre en
place de solides capacités technologiques locales. Ceci signifie qu’il leur est
difficile soit de mettre au point leurs propres technologies, soit d’assimiler
celles des pays développés.
La question cruciale est de
savoir si l'extension des régimes de PI facilite ou non l'accès des pays en
développement à ces technologies et si la protection des DPI peut contribuer au
développement social et économique et à la réduction de la pauvreté dans ces
pays, et de quelle manière. Dans le présent chapitre, nous examinons :
·
Les arguments en faveur de la
protection de la PI
·
Son utilisation historique dans les
pays développés et en développement
·
Les données factuelles disponibles
concernant les incidences de la PI dans les pays en développement
·
Le rôle joué par la PI dans la
facilitation du transfert de technologie vers les pays en développement.
Encadré
1.1 Définition des droits de propriété
intellectuelle
Les droits de propriété intellectuelle (DPI) sont des droits
conférés par la société à des particuliers ou à des organisations
principalement au titre d’œuvres créatives : inventions, œuvres littéraires et
artistiques, et symboles, noms, images et dessins et modèles utilisés dans le
commerce. Ils donnent aux créateurs le droit d’empêcher des tiers d’utiliser
sans autorisation l’objet du droit de propriété pendant une période limitée. La
PI se répartit en propriété industrielle
(innovations commerciales fonctionnelles) et en propriété artistique et littéraire (créations culturelles).
L’évolution actuelle de la technologie estompe dans une certaine mesure ces
distinctions, et certains systèmes sui
generis hybrides font apparition.
Propriété
industrielle
Brevets : un brevet est un droit exclusif
conféré à un inventeur en vue d’empêcher des tiers de fabriquer, vendre,
distribuer, importer ou utiliser son invention, sans concession de licence ou
autorisation, pour une durée fixée (l’Accord sur les ADPIC précise une durée de
20 ans au minimum à partir de la date de dépôt). En échange, la société exige
que le demandeur de brevet divulgue l’invention d’une manière qui permette aux
tiers de la mettre en pratique. Ceci augmente l’ensemble des connaissances
disponibles pour des recherches ultérieures. Outre la divulgation suffisante de
l’invention, trois critères déterminent la brevetabilité d’une invention (bien
que les détails puissent varier d’un pays à l’autre) : nouveauté
(caractéristiques nouvelles qui ne font pas partie de « l'état de la
technique »)[36],
non‑évidence (activité inventive non évidente pour un homme du métier),
et utilité (ainsi qu’on le dit aux Etats-Unis) ou applicabilité industrielle
(comme on le dit au Royaume-Uni). Les modèles d’utilité sont semblables aux
brevets, mais dans certains pays confèrent des droits d’une durée plus courte
pour certaines catégories d’innovations petites ou progressives.
Dessins et modèles
industriels : les dessins et modèles industriels protègent
les aspects esthétiques (forme, texture, structure, couleur) d’un objet, plutôt
que ses caractéristiques techniques. En vertu de l’Accord sur les ADPIC, un
dessin ou modèle original doit bénéficier d’une protection contre une
utilisation sans autorisation par des tiers pendant au moins 10 ans.
Marques : les marques de fabrique ou de commerce
confèrent des droits exclusifs pour utiliser des signes distinctifs, tels que
symboles, couleurs, lettres, formes ou noms en vue d’identifier le producteur
d’un produit, et de protéger la réputation qui y est associée. Afin de pouvoir
avoir droit à la protection, une marque doit être particulière au propriétaire
de sorte qu’elle serve à identifier les biens ou services de ce propriétaire. L’objectif principal d’une marque est d’empêcher les
clients d’être induits en erreur ou trompés. La durée de la protection varie,
mais une marque peut être renouvelée indéfiniment. De plus, nombre de
pays confèrent une protection contre la concurrence déloyale, parfois en
empêchant toute déclaration inexacte concernant l’origine commerciale, indépendamment
de l’enregistrement de la marque de fabrique ou de commerce.
Indications
géographiques : les indications géographiques (IG)
identifient l’origine géographique spécifique d’un produit, et les qualités, la
réputation et autres caractéristiques qui y sont associées. Habituellement, il
s’agit du nom du lieu d’origine. Par exemple, les produits alimentaires ont
parfois des qualités qui proviennent de leur lieu de production et d’éléments
caractéristiques de l’environnement local. L’indication géographique empêche
les tiers non autorisés à utiliser une IG protégée pour des produits ne
provenant pas de la région en question, ou encore d’induire le public en erreur
en ce qui concerne la véritable origine du produit.
Secrets d’affaires : les secrets d’affaires sont constitués
par des informations commercialement précieuses concernant les méthodes de
production, les plans commerciaux, la clientèle, etc. Ils sont protégés dans la
mesure où ils restent secrets grâce à des lois qui empêchent leur acquisition par
des moyens commercialement déloyaux ou par divulgation sans autorisation.
Propriété artistique
et littéraire
Droit d’auteur : le droit d’auteur confère des droits exclusifs
aux créateurs d'œuvres originales littéraires, scientifiques et artistiques. Il
n’empêche que la copie, et non pas un ouvrage qui en
est dérivé de manière indépendante. La protection du droit d’auteur commence,
sans formalité, au moment de la création
de l’œuvre et sa durée est (en règle générale) égale à la vie du créateur plus
50 ans (70 ans aux Etats-Unis et dans l’UE). Ce droit empêche la
reproduction, la représentation publique, l’enregistrement, la diffusion, la
traduction ou l’adaptation sans autorisation, et permet la perception de
redevances pour tout usage autorisé. Les programmes
d'ordinateur sont protégés par le droit d’auteur, étant donné que la source et
le code du logiciel ont été définis comme expression littéraire.
Systèmes sui generis
Circuits intégrés
pour ordinateur : forme
spécifique sui generis de protection
pour la conception des circuits intégrés pour ordinateur. Comme l’activité
inventive est souvent minime et l’originalité la seule exigence, la période
minimale de protection au titre de l’Accord sur les ADPIC est de 10 ans.
Droits d'obtention
végétale : des droits
d'obtention végétale (DOV) sont conférés aux obtenteurs de variétés qui sont
nouvelles, distinctes, homogènes et stables. Ils offrent normalement une
protection pour au moins quinze ans (à compter du moment où ils sont conférés).
La plupart des pays concèdent des exceptions aux agriculteurs pour conserver et
replanter leurs semences, et pour l’utilisation de matériel protégé pour
sélection ultérieure.
Protection des bases
de données : l’UE a adopté
une législation visant à fournir une protection sui generis en ce qui concerne les bases de données, pour empêcher
toute utilisation sans autorisation des compilations de données, même si elles
ne sont pas originales. Des droits exclusifs sont octroyés pour l’extraction ou
l’utilisation de tout ou partie du contenu des bases de données protégées.
La propriété intellectuelle crée
un moyen juridique pour s’approprier le savoir. Une caractéristique du savoir,
c’est que l’utilisation qui en est faite par une personne ne diminue en rien
l’utilisation par une autre (par exemple, la lecture du présent rapport). De
plus, le coût supplémentaire requis pour permettre l'extension de cette
utilisation à une autre personne est souvent très faible, sinon nul (par
exemple, prêter un livre ou copier un dossier électronique). Du point de vue de
la société, plus les utilisateurs du savoir sont nombreux, mieux c’est, car
chaque utilisateur peut retirer quelque chose de ce savoir pour un coût faible
ou nul, et la société s’en trouve dans un certain sens plus riche. Les
économistes disent par conséquent que le savoir a la caractéristique d’un produit public sans rival.[37]
L’autre aspect du savoir, ou des
produits contenant un savoir, c’est le problème, souvent intrinsèque, qui
consiste à empêcher les autres d’utiliser ou de copier ce savoir. Une grande
partie des produits qui incorporent un nouveau savoir peuvent être copiés
facilement. Il est probable que la plupart des produits peuvent, au prix d’un
effort suffisant, être copiés pour une fraction (bien qu’elle ne soit pas
nécessairement faible) du coût de leur invention ou de leur commercialisation.
Pour les économistes, cette dernière caractéristique est un des éléments qui
contribuent à la défaillance du marché.
Si un produit exige des efforts, de l’ingéniosité et des recherches
considérables, mais peut être copié facilement, l’incitation financière ne sera
probablement pas suffisante du point de vue de la société pour consacrer des
ressources à l’invention.
Le brevet
constitue un moyen de trouver remède à cette défaillance du marché. En
conférant des exclusivités commerciales temporaires, les brevets permettent aux
producteurs de récupérer les dépenses d’investissement et de R&D et
d’engranger un gain, en échange de la divulgation au public du savoir sur
lequel l’invention est fondée. Toutefois, aucune personne ne peut utiliser ce
savoir à des fins éventuellement commerciales sans l’autorisation du titulaire
du brevet. Les coûts d'investissement en R&D et le retour sur cet
investissement sont compensés par la possibilité de demander au consommateur un
prix tel qu’il permet d’exclure la concurrence.
Par conséquent, la protection est
une transaction conclue par la société, en partant du principe qu’en son
absence, il n’y aurait pas suffisamment d’inventions ni d’innovations. On
présume qu’à long terme les consommateurs s’en trouveront mieux, malgré les
coûts plus élevés résultant de la fixation du prix de monopole, parce que les
pertes à court terme subies par les consommateurs sont plus que compensées par
la valeur pour eux des nouvelles inventions créées par une R&D
supplémentaire. Les économistes estiment que le système des brevets améliore
l’efficacité dynamique (en stimulant le progrès technique) aux dépens d’une
efficacité statique (découlant des coûts associés au monopole).
Les justifications de la
protection par brevet sont relativement faciles à comprendre, mais elles
dépendent d’un certain nombre d’hypothèses de simplification qui peuvent dans
la pratique ne pas se vérifier. Par exemple, le niveau optimal de protection
par brevet ne peut pas être défini avec précision. Si la protection est trop
faible, le développement de la technologie peut être entravé par l’insuffisance
des incitations à entreprendre des travaux de R&D. Si la protection
conférée est trop forte, les consommateurs n’en profiteront pas, même à long
terme, et les titulaires des brevets pourront obtenir des bénéfices qui
dépassent de beaucoup les dépenses globales de R&D. De plus, toute
innovation ultérieure fondée sur la technologie protégée peut être paralysée,
par exemple parce que la durée du brevet est trop longue ou que la portée de la
protection accordée est trop large.
La durée du monopole octroyé
constitue l’un des facteurs déterminant la vigueur de la protection par brevet.
Un autre est la portée du brevet. Un brevet large est celui qui confère un
droit qui va bien au-delà de l’invention revendiquée elle-même. Par exemple, un
brevet qui revendique un gène est susceptible de ne préciser qu’une utilisation
de ce gène. Mais, selon certaines conceptions de la portée de la protection, le
titulaire du brevet peut aussi avoir les droits relatifs à des utilisations de
l’information génétique autres que celles qui sont divulguées dans le brevet, y
compris celles qui seront découvertes plus tard par quelqu’un d’autre. Les
brevets de portée large ont tendance à décourager les innovations ultérieures
d’autres chercheurs dans le secteur dont fait partie le brevet. Par contre, des
revendications étroites encourageront d’autres à « travailler
autour » du brevet et ne constitueront pas autant de restrictions lors des
recherches connexes entreprises par d’autres. Elles peuvent également créer des
droits plus forts qui seront moins susceptibles d’être contestés devant les
tribunaux.[38] La
politique menée par le titulaire du brevet en matière de licence aura également
un important impact sur la diffusion des nouvelles technologies et sur la
mesure dans laquelle la recherche future sera influencée par les droits
octroyés.
Le niveau
optimal de protection (lorsque les avantages pour la société sont jugés
supérieurs aux coûts sociaux) variera également fortement selon les produits et
les secteurs et sera lié aux variations de la demande, aux structures du
marché, aux coûts de R&D et à la nature du procédé innovateur. Dans la
pratique, les régimes de DPI ne peuvent pas être adaptés aussi précisément et
par conséquent le niveau de protection est nécessairement un compromis. Conclure
un mauvais compromis, que ce soit par excès ou par défaut, sera coûteux pour la
société, surtout à long terme.
Une autre hypothèse sous-jacente
est qu’il existe une offre latente de capacité innovante dans le secteur privé
attendant d’être libérée par l’octroi de la protection que fournit le système
de PI. C’est peut-être le cas dans les pays où existent des capacités de
recherche importantes. Mais dans la majorité des pays en développement, on
constate une faiblesse des systèmes locaux d’innovation (tout au moins du type
de ceux qui existent dans les pays développés). Et même là où de tels systèmes
sont plus solides, les capacités sont souvent plus importantes dans le secteur
public que dans le secteur privé.[39]
Par conséquent, dans ces contextes, les avantages dynamiques découlant de la
protection de la PI sont incertains. Le système des brevets peut fournir un
encouragement, mais il est possible qu’il n’y ait pas suffisamment de capacités
locales pour l’utiliser. Même lorsque des technologies sont mises au point, les
entreprises des pays en développement peuvent rarement acquitter les frais de
l’acquisition et de la conservation des droits et, surtout, de contentieux si
des litiges surgissent.
Les économistes sont actuellement
très conscients de ce qu’ils appellent les frais
de transaction. La création de l’infrastructure d’un régime de DPI et des
mécanismes nécessaires pour faire respecter ces droits est coûteuse à la fois
pour le gouvernement et pour les parties prenantes privées. Dans les pays en
développement, où les ressources humaines et financières sont rares et où les
systèmes juridiques ne sont pas très développés, les coûts d’opportunité d’un
fonctionnement efficace du système sont élevés. Ces coûts comprennent les frais
d’une étude de la validité des revendications des droits de brevet (à la fois
au stade de la demande et devant les tribunaux) et des jugements à prononcer
dans les actions en contrefaçon. Les incertitudes inhérentes à la procédure
judiciaire entraînent des coûts considérables qui doivent être mis en balance
avec les avantages découlant du système de PI.
Ainsi, la valeur du système des
brevets doit être appréciée de manière équilibrée, en reconnaissant qu’il a à
la fois des avantages et des coûts et que l’équilibrage entre les deux risque
de varier considérablement selon les circonstances.
Les
universitaires, notamment les économistes, ont généralement une vue critique
des DPI. Ces droits impliquent nécessairement des restrictions à la concurrence
susceptibles de nuire au consommateur et à la liberté des échanges, et on peut
se demander si les avantages découlant des incitations à la recherche et à
l'invention l'emportent sur ces coûts. Les citations de l’Encadré 1.2
ci-dessous montrent bien l’ambivalence concernant les effets du système de PI
dans les pays développés et son impact dans les pays en développement. Cette
ambivalence tend à se renforcer à mesure que le système de PI englobe de
nouvelles technologies.
Encadré
1.2 Conclusions sur la valeur du système
de PI
Edith Penrose dans son ouvrage «The Economics of the
International Patent System » (1951) (L’économie du système international des
brevets) :
« Un pays quel qu’il soit sera perdant s’il confère des
privilèges de monopole sur le marché intérieur qui ne permettent ni d’améliorer
ni de faire diminuer le prix des biens disponibles, qui ne développent pas ses
propres capacités productives ni n’obtiennent pour ses producteurs des
privilèges tout au moins équivalents sur d’autres marchés. Parler très souvent
de « l’unité économique du monde » ne peut cacher le fait que
certains pays n’ayant que peu d’échanges d’exportation de biens industriels et
peu, si elles existent, d’inventions à vendre, n’ont rien à gagner à octroyer
des brevets pour des inventions mises au point et brevetées à l’étranger, sauf
à éviter des représailles étrangères désagréables dans d’autres directions. On
trouve dans cette catégorie les pays agricoles et ceux qui s’efforcent de
s’industrialiser, mais qui n’exportent que des matières premières …quels que
soient les avantages que cela puisse constituer pour ces pays, ces derniers ne
comprennent pas ceux qui sont liés à leur propre gain économique tiré de
l’octroi ou de l’obtention de brevets d’invention. »[40]
Fritz Machlup, après avoir étudié le système de brevets
américain, a conclu en 1958 :
« Lorsque l’on ne sait pas si un système … est bon ou
mauvais, la conclusion de politique générale la plus sûre consiste à s’en
sortir vaille que vaille, soit avec ce système, si l’on vit depuis longtemps
avec, ou sans lui, si l’on a vécu jusqu’à présent sans lui. Si nous n’avions
pas de système de brevets, il serait irresponsable, compte tenu de ce que nous
savons actuellement sur ses conséquences économiques, de recommander sa
création. Mais étant donné que nous avons un système de brevets
depuis longtemps, il serait irresponsable, d’après ce que
nous savons, de recommander son abolition. Cette dernière affirmation se réfère
à un pays comme les Etats-Unis, et non pas à un petit pays et ni à un pays à
prédominance non industrielle, où des arguments pourraient être trouvés pour
suggérer une autre conclusion. »[41]
Un autre économiste éminent, Lester Thurow, a écrit en 1997
:
« Dans une économie mondiale, on a besoin d’un système
mondial de droits de propriété intellectuelle. Il faut un système qui reflète
les besoins à la fois des pays qui sont en développement et de ceux qui se sont
déjà développés. Le problème est semblable à la question de savoir quelles
catégories de savoirs devraient se trouver dans le domaine public dans le monde
développé. Mais dans le tiers monde, le besoin d’obtenir des produits
pharmaceutiques à faible coût n’est pas équivalent à celui d’obtenir des CD bon
marché. Tout système qui aborde ces deux besoins de la même manière, comme le
fait notre système actuel, est un système qui n’est ni bon ni viable. »[42]
Un juriste universitaire éminent, Larry Lessig, a dit à
propos des Etats-Unis en 1999 :
« Sans aucun doute, notre situation est plus favorable
avec un système de brevets que sans. Une grande partie de la recherche et des
inventions ne se produirait pas sans la protection du gouvernement. Mais ce
n’est pas parce qu’un certain niveau de protection est bon qu’un niveau
supplémentaire serait nécessairement mieux…Les intellectuels se demandent de
plus en plus si les monopoles imposés par les Etats sont favorables à un marché
en évolution rapide comme l’Internet… Les économistes se demandent à l’heure actuelle si une protection
par brevet élargie aura un effet salutaire. Certainement, elle pourra enrichir
considérablement certains, mais cela ne veut pas dire que le marché va
s’améliorer... Plutôt qu’une protection sans limite, notre tradition nous
enseigne l’équilibre et nous montre les dangers inhérents à des régimes de
propriété intellectuelle trop rigoureux. Mais, en fait, il semble
qu’actuellement toute attitude équilibrée en ce qui concerne la PI ne soit plus
de mise. Une sorte de frénésie s’est emparée de tous, et pas seulement dans le
domaine des brevets, mais pour tous les aspects de la propriété
intellectuelle… »[43]
Et Jeffrey Sachs,
économiste éminent, a déclaré en 2002 :
« … nous avons la possibilité de revoir le régime des
droits de propriété intellectuelle du système des échanges mondiaux vis-à-vis
des pays les plus pauvres. Pendant les négociations du Cycle d'Uruguay,
l’industrie pharmaceutique internationale a exercé de fortes pressions pour
obtenir une couverture universelle de la protection par brevet sans prendre en
considération les répercussions sur les pays les plus pauvres. Il y a peu de
doute que les nouvelles dispositions en matière de DPI peuvent durcir l’accès
des consommateurs des pays les plus pauvres aux technologies clés, comme on l’a
bien vu dans le cas des médicaments essentiels. Les pays négociant le nouveau
cycle de Doha se sont déjà engagés à réexaminer la question des DPI à la
lumière des priorités de santé publique, et c’est une attitude sage. Il se
pourrait très bien que le renforcement des DPI ralentisse la diffusion des
technologies vers les pays les plus pauvres, qui s’est traditionnellement
effectuée par copie et par ingénierie inverse. Les chemins sacrés de la
diffusion technologique subissent un ralentissement croissant et cela pourrait
avoir sur les pays les plus pauvres des effets indûment préjudiciables. C’est
un domaine qui doit faire l’objet d’une observation très précise et d’une
recherche continue et retenir toute l’attention des pouvoirs publics. »[44]
Les arguments en faveur de la
protection du droit d’auteur ne sont pas très différents de ceux qui sont
invoqués pour les brevets, bien que depuis toujours on ait insisté sur les
droits des artistes créateurs à recevoir une rémunération équitable pour leurs
œuvres plutôt que sur les motivations ainsi suscitées. Le droit d’auteur
protège la forme sous laquelle des idées sont exprimées, pas les idées
elles-mêmes. Hier comme aujourd’hui, le droit d’auteur a toujours été à
l’origine du fait que la publication des œuvres littéraires et artistiques
constitue une proposition économique puisqu’il empêche la copie. A la
différence des brevets, la protection du droit d’auteur n’exige ni
enregistrement, ni autres formalités (bien que cela n’ait pas toujours été le
cas).
Comme dans le
cas des brevets, il s’agit pour la société d’un compromis entre la motivation
offerte aux créateurs d’œuvres littéraires et artistiques et les restrictions
que cela constitue quant à la libre circulation des œuvres protégées. Mais à la
différence des brevets, le droit d’auteur protège en principe l’expression des
idées, mais non pas les idées en tant que telles qui peuvent être utilisées par
d’autres. Et il n'empêche que la copie de cette expression, et non pas ce que
l’on peut en tirer de manière indépendante. Le problème essentiel pour les pays
en développement provient du coût de l’accès aux présentations physiques ou
numériques des œuvres protégées, et des démarches entreprises pour mettre en
œuvre la protection du droit d’auteur.
A l'instar des
brevets, il existe normalement des exceptions précisées dans la loi limitant
les droits des titulaires au nom de l’intérêt général, que l’on nomme dans
certains pays « fair use » (par exemple aux Etats-Unis), et
« fair dealing » dans la tradition britannique, et des exceptions au
droit de reproduction dans la tradition européenne.[45] Ce qui est
particulièrement important pour les pays en développement c’est le coût de
l’accès, et l’interprétation de l’expression « fair use »
(utilisation équitable), notamment en raison de l’extension du droit d’auteur
aux matériel électronique et aux logiciels.
Le droit
d’auteur protège les œuvres pendant une durée beaucoup plus longue que les
brevets, mais ne protège pas contre les produits indépendants dérivés de
l’œuvre en question. En vertu de l’Accord sur les ADPIC, le droit d’auteur
protège pendant cinquante ans après le décès de l’auteur au minimum, mais dans
la plupart des pays développés et plusieurs pays en développement, cette durée
est portée à 70 ans ou plus. Bien que la principale raison pour l’extension du
droit d’auteur ait été les pressions exercées par les industries du droit
d’auteur (notamment l’industrie cinématographique aux Etats-Unis), il n’y a
guère de justification économique réelle à ce que la protection du droit
d’auteur soit tellement plus longue que la protection offerte par les brevets.
D’ailleurs, le rythme du progrès technique a conduit dans plusieurs industries
à raccourcir la vie effective d’un produit (par exemple, pour les éditions
successives des progiciels), ce qui indique qu’une protection du droit d’auteur
plus longue est inutile. Les augmentations successives de la durée de
protection du droit d’auteur ont suscité des inquiétudes dans certains
secteurs. Cette année, la Cour suprême des Etats-Unis entendra une affaire qui
remet en question la loi de 1998 sur la prolongation de la durée du droit
d’auteur (1998 Copyright Term Extension
Act) au motif qu’elle viole la Constitution qui précise que toute
protection doit être pour « un temps limité ». De plus, il est avancé
dans cette affaire qu’une extension de la protection accordée pour une œuvre
qui existe déjà n’a aucun effet motivant et qu’elle viole également l’exigence
de contrepartie inscrite dans la Constitution selon laquelle les droits de
monopole sont conférés en échange d’avantages d’ordre général.[46]
Comme dans le
cas des brevets, il est essentiel pour les pays en développement que les
avantages découlant des incitations fournies par le droit d’auteur l’emportent
sur l’augmentation des coûts associée aux restrictions d’utilisation dues au
droit d’auteur. Bien que certaines exceptions existent, comme l’industrie
indienne du cinéma ou du logiciel, la plupart des pays en développement sont
des importateurs nets de produits protégés par le droit d’auteur, de même
qu’ils sont des importateurs nets de technologie. Etant donné que le droit
d’auteur n’a pas besoin d’être enregistré ni de faire l'objet d’autres
formalités, lorsqu’un pays a mis en place une législation en matière de droit
d’auteur, l’impact du droit d’auteur est plus généralisé que dans le cas des
brevets. Les logiciels, les manuels et les revues universitaires sont des
articles clés dont le prix et l’accès sont déterminés en partie par le droit
d’auteur, et qui sont également des éléments essentiels dans l’enseignement et
dans d’autres domaines indispensables au processus de développement. Par
exemple, une sélection raisonnable de revues scientifiques est hors de portée
du budget des bibliothèques universitaires dans la plupart des pays en
développement, et également de plus en plus dans les pays développés.
L’interaction
de l’Internet et du droit d’auteur est une question de plus en plus pressante
pour les pays en développement. Avec les médias imprimés, il existe des
dispositions relatives à une « utilisation équitable » dans le cadre
de la législation sur le droit d’auteur, et la nature du support tend elle-même
à une utilisation multiple soit officiellement par l’intermédiaire de
bibliothèques, soit de manière non officielle en empruntant ou en regardant
(comme cela peut se faire dans une librairie avant de décider d’acheter). En ce
qui concerne le matériel accessible par l’Internet, la technologie permet le
cryptage et d’autres moyens pour empêcher les utilisateurs potentiels même
d’explorer s’ils n’ont pas acquitté le prix approprié. Alors que la
« philosophie » de l’Internet recommande jusqu’à présent un accès
gratuit, des sites de plus en plus nombreux contenant un matériel de valeur
s’orientent vers la facturation d’une utilisation ou vers la limitation de
l’accès de toute autre manière. De plus la DMCA, aux Etats-Unis, et la
directive sur les bases de données, en Europe, ont des dispositions qui vont
bien au-delà de ce qui est exigé en vertu de l’Accord sur les ADPIC et sont
considérées par de nombreux utilisateurs comme ayant fait basculer la
protection trop loin en faveur des investisseurs et de ceux qui ont compilé les
données.
Ainsi, comme
dans le cas des brevets, il est nécessaire de trouver un équilibre. Une trop
grande protection par le droit d’auteur, par d’autres formes de protection de
la PI ou par la technologie peut limiter la libre circulation des idées sur la
base desquelles repose tout progrès futur dans le domaine des idées et de la
technologie. Pour les pays en développement, des règles de droit d’auteur
indûment rigoureuses peuvent avoir des conséquences sur les possibilités
d’accès à des œuvres qui sont essentielles pour le développement, comme le
matériel éducatif et les savoirs scientifiques et techniques.
Plusieurs enseignements peuvent
être tirés de l’histoire, notamment de l’expérience des pays développés, au XIXe
siècle, et des économies émergentes de l’Asie de l’Est, au cours du siècle
dernier.
Premièrement,
les régimes de PI ont été utilisés par les pays tout au long de leur histoire
pour protéger ce qu’ils considèrent comme leurs propres intérêts économiques.
Certains pays ont modifié leurs régimes à différents stades du développement
économique à mesure que cette perception (et que leur statut économique)
changeait. Par exemple, entre 1790 et 1836, en tant qu’importateurs nets de
technologie, les Etats-Unis ont restreint la délivrance de brevets à leurs
propres citoyens et résidents. Même en 1836, les taxes sur les brevets pour les
étrangers étaient fixées à un taux dix fois plus élevé que celui demandé pour
les citoyens américains (avec majoration des deux tiers s’il s’agissait d’un
Britannique !). Ce n’est qu’en 1861 que les étrangers ont été traités (presque)
sans discrimination. Dans son rapport annuel de 1858, le Commissaire américain
des brevets a noté :
« C’est un fait, aussi significatif que déplorable, que
sur les 10 359 inventions montrées comme ayant été réalisées à l’étranger
au cours des douze derniers mois, seulement quarante-deux aient été brevetées
aux Etats-Unis. Les taxes exorbitantes exigées de l’étranger, et la sévérité de
la discrimination offensive créée à son encontre, constituent une explication
suffisante de ce résultat … on pourrait donc bien en conclure que le
gouvernement de ce pays considère qu’une invention réalisée au-delà des mers
est quelque chose d’intrinsèquement dangereux, sinon nuisible. Il est donc
juste, du point de vue moral, et sage, du point de vue politique, de grever son
introduction par des impôts de même que vous taxeriez l’importation de quelque
médicament étranger empoisonné. Il existe une vision plus élevée de cette
question, qui semble mieux en harmonie avec l’esprit progressif de l’époque,
une vision qui salue les fruits du travail d’un génie inventif, quel que soit
le climat où il se soit développé, comme étant un bien commun au monde entier,
et les accueille comme des bienfaits communs de la race à l’amélioration de
laquelle ils sont consacrés. »[47]
Jusqu’en 1891, la protection
du droit d’auteur aux Etats-Unis était limitée aux citoyens américains, mais diverses
restrictions aux droits d’auteur étrangers restèrent en vigueur (par exemple,
l’impression devait être faite sur des linotypes américains), ce empêcha
l’adhésion des Etats-Unis à la Convention de Berne sur le droit d’auteur
jusqu’en 1989, soit plus de 100 ans plus tard que le Royaume-Uni. C’est pour
cette raison que certains lecteurs peuvent se souvenir d’avoir acheté des
livres sur la couverture desquels il était inscrit les mots suivants : « For copyright reasons this edition is not
for sale in the U.S.A. » (Pour des raisons de droit d’auteur, cette édition
ne peut être vendue aux Etats-Unis.)
Jusqu’à
l’adoption de la Convention de Paris (pour la protection de la propriété
industrielle) en 1883 et de la Convention de Berne de 1886 (pour la protection
des œuvres littéraires et artistiques), les pays avaient toute liberté
d’adapter la nature de leurs régimes à leurs propres circonstances. Même alors,
les règles de ces conventions faisaient preuve d’une souplesse considérable. La
Convention de Paris permettait aux pays d’exclure de la protection certains
domaines technologiques et de déterminer la durée de la protection conférée en
vertu des brevets. Elle permettait également la révocation des brevets et les
licences obligatoires[48] pour corriger les abus.
Deuxièmement, de nombreux pays
ont à un certain moment exempté de la protection par brevet différentes
catégories d’inventions dans certains secteurs de l’industrie. Souvent, la
législation a restreint la portée des brevets sur les produits, ne conférant
une protection qu’aux procédés nécessaires à leur production. En général, ces
secteurs étaient l’alimentation et les produits pharmaceutiques et chimiques,
en partant du principe qu’aucun monopole ne devait être conféré pour des biens
essentiels et qu’il y avait davantage à gagner si on facilitait le libre accès
aux technologies étrangères que si on encourageait potentiellement les
inventions au sein de l’industrie nationale. Cette démarche a été adoptée au
XIXe siècle par de nombreux pays aujourd'hui développés, et par
certains d'entre eux jusque vers la fin du XXe siècle, ainsi que
dans les pays de l’Asie de l’Est (comme Taïwan
et la Corée) jusqu’à une époque relativement récente. Toutefois,
l’Accord sur les ADPIC interdit maintenant, lors de l’octroi d’une protection
par brevet, toute discrimination s’agissant de différents domaines
technologiques.
Troisièmement, la propriété
intellectuelle, et les brevets en particulier, ont souvent suscité des
objections d’ordre politique. Entre 1850 et 1875, une controverse a fait rage
en Europe, à la fois dans les milieux universitaires et politiques, sur la
question de savoir si le système des brevets était une insulte au principe du
libre-échange ou le meilleur moyen pratique d’encourager les inventions. John Stuart
Mill a opté pour cette dernière opinion :
« … un privilège exclusif, d’une durée temporaire est
préférable [comme moyen de stimuler l’invention] ; parce qu’il ne laisse rien à
la discrétion de quiconque ; parce que la récompense qu’il confère dépend de
l’utilité décelée dans l’invention, et plus elle sera utile, plus grande sera
la récompense ; et parce qu’il est à la charge de ceux mêmes à qui le service
est rendu, les consommateurs du produit. »[49]
Essentiellement, c’est toujours
le cas pour le système actuel : un moyen relativement peu coûteux (tout au
moins pour les Etats, dans la mesure où ils n’achètent pas les produits) de
fournir une motivation pour l’invention, assortie d’une récompense
proportionnelle à l’utilisation qui en est faite ultérieurement.[50]
L’opposition à la protection par
brevet reposait sur diverses raisons, mais elle a été résumée par les mots de
l’Economist en 1851 :
« Les privilèges accordés aux inventeurs par la loi sur
les brevets sont des interdictions pour les autres hommes, et l’histoire des
inventions par conséquent regorge de récits concernant des améliorations
insignifiantes brevetées, qui ont interdit, pendant une longue période, toute
autre amélioration semblable ou même bien plus considérable… Ces privilèges ont
étouffé davantage d’inventions qu’il n’en ont encouragé… Chaque brevet
constitue une interdiction dirigée contre des améliorations dans une direction
particulière, sauf si elles sont entreprises par le titulaire du brevet,
pendant un certain nombre d’années ; et quel que soit l’avantage obtenu par un
particulier du fait de ce privilège, la communauté ne peut pas en profiter…
Pour tous les inventeurs, cela constitue essentiellement une interdiction
d'exercer leurs facultés ; et dans la mesure où ils sont plus nombreux qu’une
seule personne, c’est une entrave au progrès général… »[51]
Ceci illustre parfaitement une
fois encore un thème qui revient dans les discussions actuelles. Si le système
protège un ensemble d’inventions, peut-il éviter de décourager ceux qui
cherchent à apporter des améliorations à ces premières inventions ?
Annonçant les débats concernant
l’Accord sur les ADPIC, la querelle portait aussi au XIXe siècle sur
la controverse du libre‑échange, car le système des brevets, en conférant
des monopoles, était considéré par certains comme contrevenant aux principes du
libre‑échange. De plus, certains intérêts personnels entraient en jeu. En
Suisse dans les années 1880, les industriels ne souhaitaient pas de législation
en matière de brevets parce qu’ils voulaient continuer à utiliser les
inventions des concurrents étrangers. Cette opposition s’est maintenue en dépit
du fait que les Suisses étaient des titulaires de brevets enthousiastes dans
d’autres pays. Et comme la Suisse avait des tarifs douaniers peu élevés, les
Suisses craignaient que les concurrents étrangers viennent déposer des brevets
en Suisse et éliminent la concurrence suisse grâce à cette protection.
La Suisse a fini par adopter une
loi sur les brevets, avec diverses exclusions et garanties, non pas parce que
la plupart des Suisses pensaient qu’ils pouvaient retirer un avantage net en
permettant les brevets étrangers, mais parce que la Suisse subissait d’intenses
pressions, notamment de la part de l’Allemagne, pour adopter cette loi, et
qu’elle ne souhaitait pas susciter des mesures de représailles de la part
d’autres pays.[52] Les
garanties adoptées comprenaient des dispositions pour l’exploitation
obligatoire[53] et
les licences obligatoires qui permettaient aux pouvoirs publics d’obliger à produire
en Suisse d’une manière ou d’une autre, s'ils le souhaitaient. En outre, les
produits chimiques et les colorants textiles étaient exclus de la protection
par brevet. Ailleurs en Europe, les partisans du système des brevets l’ont
également emporté, juste au moment où le mouvement du libre‑échange
disparaissait progressivement face à la grande dépression qui sévit en Europe.
Uniquement en Hollande, le mouvement contre les brevets a totalement réussi, et
de 1869 à 1912 aucun brevet n’y a été délivré.[54]
Quatrièmement, les meilleurs
exemples de l’histoire récente du développement se trouvent dans les pays
d’Asie de l’Est qui ont utilisé des formes atténuées de protection de la PI
adaptées aux circonstances particulières de leur stade de développement. Entre
1960 et 1980, pendant toute la phase critique de croissance rapide qui a
transformé leur économie, Taïwan et la Corée ont souligné l’importance de
l’imitation et de l’ingénierie inverse[55]
comme éléments essentiels permettant de mettre en place leurs capacités
technologiques et innovatrices locales. La Corée a adopté une loi en matière de
brevets en 1961, mais la portée des brevets excluait les denrées alimentaires
et les produits chimiques et pharmaceutiques. La durée du brevet n’était que de
12 ans. Ce n’est qu’au milieu des années 80, à la suite en particulier de
l’action des Etats-Unis en vertu de la section 301 de leur loi de 1974 sur le
commerce (1974 Trade Act), que les
lois sur les brevets ont été révisées, bien qu’elles n’aient pas encore atteint
les normes qui devaient être fixées par l’Accord sur les ADPIC. Un processus
semblable a eu lieu à Taïwan. En Inde, l’affaiblissement de la protection de la
PI pour les produits pharmaceutiques dans sa loi de 1970 sur les brevets (1970 Patent Act)[56]
est considéré en général comme ayant fortement contribué à la croissance
ultérieure rapide de l’industrie pharmaceutique, en tant que producteur et
exportateur de médicaments génériques à faible coût[57]
et d’intermédiaires en vrac.[58]
L’histoire nous enseigne que les
pays ont été capables d’adapter leur régime de DPI pour faciliter
l’apprentissage technologique et encourager la réalisation de leurs propres
objectifs de politique industrielle. Etant donné que les politiques menées dans
un pays peuvent avoir des résultats négatifs sur les intérêts des autres pays,
les débats concernant la PI ont toujours comporté une dimension internationale.
Les Conventions de Paris et de Berne reconnaissent cette dimension et aussi
qu’il est nécessaire de parvenir à une réciprocité, tout en prévoyant une
souplesse considérable dans la conception des régimes de PI. L’Accord sur les
ADPIC a supprimé une grande partie de cette souplesse. Les pays ne peuvent plus
suivre la route choisie par la Suisse, la Corée ou Taïwan pour leur propre
développement. Le processus d’apprentissage technologique et le passage de
l’imitation et de l’ingénierie inverse à la mise en place de capacités
innovantes authentiquement locales doivent être dorénavant envisagés sous un
angle différent.
L’analyse des données factuelles
dont on dispose sur les incidences des régimes de DPI dans les pays développés
et en développement est une tâche complexe. Comme indiqué plus haut, nous ne
souhaitons pas concentrer notre attention sur les DPI en eux-mêmes, mais sur la
manière dont ils peuvent contribuer au développement et à la réduction de la
pauvreté. Nous estimons que la condition préalable à un développement durable
dans un pays quelconque est la mise en place de capacités technologiques et
scientifiques locales. Elles sont nécessaires pour permettre aux pays de mettre
au point leurs propres processus d’innovation technologique, et d’absorber de
manière efficace les technologies mises au point à l’étranger. Il est évident
que la mise en place de ces capacités dépend d’un grand nombre
d’éléments : il faut un système d’enseignement efficace, notamment au
niveau tertiaire, et un réseau d’institutions de soutien et de structures
juridiques ; il faut aussi disposer de ressources financières, tant
publiques que privées, spécialement consacrées au développement technologique.
De nombreux autres facteurs peuvent également contribuer à ce qu’on appelle
souvent des « systèmes nationaux d’innovation ».
Considérés sous cet angle, les
DPI peuvent-ils contribuer à la mise en place de systèmes nationaux efficaces
d’innovation en principe et, comme
les capacités technologiques et scientifiques locales varient considérablement,
comment peuvent-ils y parvenir effectivement dans la pratique, compte tenu des circonstances particulières à
chaque pays ? De plus, comme nous ne nous intéressons pas simplement à
l’effet dynamique des DPI sur l’innovation, mais aussi aux coûts que la
protection de la PI impose à la société, notamment aux pauvres, il nous faut
tenir compte de ces coûts lorsque nous examinons les données factuelles et la
valeur d’un système de PI donné.
Une grande partie des données
concernant les DPI sont soit indirectes, soit fondées sur des mesures
indirectes. Nous ne pouvons pas mesurer directement la capacité d’innovation
d’un pays (par exemple, il nous est souvent possible d’utiliser comme mesure
indirecte les dépenses de R&D ou celles qui sont liées aux innovations).
Nous ne pouvons pas non plus mesurer directement l’ampleur d’une protection par
brevet dans un pays (bien que des indices aient été mis au point en utilisant
un mélange de mesures indirectes). L’utilisation de l’économétrie, qui tente
d’isoler l’effet indépendant des DPI sur des variables économiques, est souvent
contestée, notamment lorsqu’il s’agit de savoir si elle démontre une
association plutôt qu’une relation de cause à effet. Par exemple, certaines
autorités avancent que l’absence de protection de la PI encourage le transfert
de technologie et l’apprentissage technologique (grâce à la copie et à
l’imitation). D’autres estiment que la protection de la PI est un mécanisme qui
encourage le transfert de technologie de l’étranger par l’investissement direct
ou la concession de licences et que les effets indirects sont un moyen efficace
d’apprentissage technologique. Savoir où se situe la réalité peut être
difficile pour les responsables politiques.
Les pays en développement sont,
en tant que groupe, des importateurs nets de technologie, dont la plus grande
partie est fournie par les pays développés. Les organisations situées dans les
pays développés possèdent une proportion écrasante des droits de brevet dans le
monde. Des modèles économétriques ont été élaborés pour estimer les incidences
qu’aurait dans le monde l’application des dispositions de l’Accord sur les
ADPIC (c’est-à-dire la mondialisation des normes minimales de protection de la
PI). Selon la dernière estimation de la Banque mondiale, la plupart des pays
développés seraient les principaux bénéficiaires de l’application de ces
dispositions qui renforcerait la valeur de leurs brevets, le gain pour les
Etats-Unis étant estimé à 19 milliards de dollars par an.[59]
Les pays en développement et quelques pays développés seraient des perdants
nets. Dans cette étude, la Banque mondiale montre que le pays qui subirait la
perte la plus importante serait la Corée (15 milliards de dollars). Il ne faut
pas tirer de conclusions trop hâtives de la valeur exacte de ces chiffres, qui
dépendent de plusieurs hypothèses discutables, mais on peut certainement
affirmer que l’application des droits de brevet dans le monde procurerait un
avantage considérable aux titulaires de droits de brevet, principalement dans
les pays développés, aux dépens des utilisateurs de technologies et de biens
protégés des pays en développement. Entre 1991 et 2001, l’excédent net
américain des redevances et droits (principalement liés à des transactions de
PI) est passé de 14 milliards de dollars à plus de 22 milliards de dollars.[60] En 1999, les chiffres cités par la Banque
mondiale indiquent pour les pays en développement un déficit qui se chiffrerait
à 7,5 milliards de dollars pour les redevances et les droits de licence.[61]
Il n’est pas surprenant que les
DPI tendent à avantager les pays développés et cela explique pourquoi
l’industrie a exercé des pressions dans les pays développés pour l’adoption de
l’Accord sur les ADPIC. Mais les calculs ci-dessus prennent uniquement en
compte l’élément coût de l’équation des DPI pour les pays en développement.
Pour que ces pays puissent retirer des avantages des DPI, il faudra que ces
avantages résultent de la promotion de l’invention et de l’innovation
technologique, et consolident ainsi la croissance.
Peu de travaux de recherche
économique sur les pays en développement établissent un lien direct entre le
régime de DPI, d’une part, et l’innovation et le développement au niveau
national, d’autre part. Une démarche commune à l’Allemagne et aux pays de
l’Asie de l'Est (y compris la Chine) a
été l’introduction de modèles d’utilité (ou petits brevets) faciles à obtenir,
qui associaient une norme inférieure d’activité inventive à un enregistrement
plutôt qu’un examen et à une durée de protection plus courte.[62]
Lors de leur introduction en Allemagne en 1891, ils fournissaient une
protection de trois ans (renouvelable pour trois autres années) et vers les
années 30, il était délivré deux fois plus de modèles d’utilité que de brevets
examinés.[63] Les
études relatives au système des brevets japonais portant sur la période
1960-1993 laissent penser que les modèles d’utilité ont joué un rôle plus
important que les brevets dans l’augmentation de la productivité.[64]
Certaines données factuelles permettent également d’établir un lien entre
l’innovation observée dans certains secteurs au Brésil et aux Philippines et la
disponibilité de ces modèles d’utilité.[65]
Au Japon, les données montrent qu’un système de protection légère fondée sur
les modèles d’utilité et les dessins et modèles industriels a facilité
l’innovation progressive par les petites entreprises, ainsi que l’absorption et
la diffusion de la technologie. Ceci a été associé, comme à Taïwan et en Corée,
à l’absence de la protection par brevet concernant les produits pharmaceutiques
et chimiques. Le Japon n’a introduit de protection pour ces derniers produits
qu’en 1976.[66]
On possède plus
de données sur l'incidence de la protection par brevet dans les pays
développés. Il semblerait que les grandes entreprises accordent une très grande
importance à la protection par brevet dans certains secteurs (les produits
pharmaceutiques, par exemple), mais que dans de nombreux secteurs, les brevets
ne soient pas considérés comme d'importants éléments déterminants de l'innovation.[67] De plus, les brevets
semblent n’être guère utilisés par les petites et moyennes entreprises de la
plupart des secteurs de nombreux pays développés comme moyen de promouvoir leur
innovation ou comme source d’informations techniques utiles. Importante
exception cependant, le secteur biopharmaceutique, car les laboratoires
considèrent leur portefeuille de brevets comme leur atout commercial le plus
précieux.[68]
Une grande étude entreprise récemment au Royaume-Uni a conclu que « les
régimes de PI conventionnels ne sont applicables qu’à une petite proportion de
l’activité économique, comme les grandes industries manufacturières ».
D’autres méthodes non conventionnelles de protection, et permettant d’obtenir
des informations techniques, étaient en général considérées comme plus
efficaces pour les PME.[69]
De notre point de vue, la
question essentielle est de savoir dans quelle mesure les DPI encouragent la
croissance. Les données factuelles que nous avons examinées ne permettent pas
de déceler dans les pays en développement d’effets directs considérables sur la
croissance économique.[70]
Une étude récente a montré que plus une économie est ouverte (aux échanges),
plus les droits de brevet vont vraisemblablement avoir un effet sur la
croissance. Selon les calculs effectués, dans une économie ouverte, des droits
de brevet plus forts pourraient augmenter les taux de croissance de 0,66 % par
an.[71] Mais on peut se poser la question des
relations de cause à effet car l’ouverture aux échanges et la vigueur du régime
de DPI tendent en tout cas à augmenter avec le revenu par habitant.
D’autres faits
semblent indiquer que l’intensité de la protection par brevet augmente avec le
développement économique, mais ceci ne se produit pas avant de parvenir à de
hauts niveaux de revenu par habitant. D’ailleurs, avant le renforcement mondial
récent des législations en matière de PI, on avait observé un rapport
relativement constant entre l’intensité des droits de PI et le revenu par
habitant. Lorsque les niveaux de revenu sont faibles, la protection est assez
élevée (ce qui reflète les influences coloniales passées), mais ensuite elle
baisse à un point bas, indiquant une protection faible, lorsque le revenu
atteint environ 2 000 dollars (aux prix de 1985) par habitant. Ce point
bas est maintenu jusqu’à ce que le revenu par habitant arrive à près de
8 000 dollars, moment où la protection recommence à augmenter. Cette
relation n’est pas nécessairement de cause à effet, mais elle indique qu’avant
de parvenir à des niveaux relativement élevés de revenu par habitant, la
protection de DPI n’est pas une forte priorité dans la politique d’un pays en
développement.[72]
Peut‑être les données
factuelles les plus simples pour indiquer l’impact du système de PI se
trouvent-elles dans son degré d’utilisation, notamment par les ressortissants
d’un pays. La propension à déposer des demandes de brevets traduira dans une
certaine mesure la perception de leurs avantages, même s’il s’agit d’avantages
privés plutôt que d’avantages pour la société. En 1998, l’Afrique subsaharienne
(à l’exception de l’Afrique du Sud) a délivré 35 brevets à des résidents contre
741 à des non‑résidents. Par contre en Corée, 35 900 brevets ont été
délivrés à des résidents contre 16 990 à des non‑résidents. Aux Etats‑Unis,
les chiffres correspondants étaient respectivement de 80 292 et
67 228.[73]
La principale
conclusion semble être que pour les pays en développement qui ont acquis
d’importantes capacités technologiques et innovatrices, on a pu constater
généralement un lien entre les formes faibles plutôt que vigoureuses de
protection de la PI dans la période formatrice de leur développement
économique. Par conséquent, nous pouvons conclure que dans la plupart des pays
à faible revenu, dont l’infrastructure scientifique et technologique est
limitée, la protection de la PI aux niveaux prévus dans l’Accord sur les ADPIC
n’est pas un important facteur de renforcement de la croissance. Au contraire,
une croissance rapide est plus souvent associée à une protection de la PI plus
faible. Dans les pays en développement avancés du point de vue technologique,
on peut constater que la protection de la PI devient importante à un certain
stade de développement, mais ce stade n’est pas atteint tant qu’un pays n’est
pas bien installé dans la catégorie des pays en développement à revenu
intermédiaire supérieur.[74]
Bien que les incidences directes
sur la croissance soient difficiles à discerner, de gros efforts ont été
consacrés à l’évaluation de l’impact d’un changement des DPI sur le commerce et
l’investissement étranger. Certains de ces travaux ne sont pas très utiles pour
notre étude. Ils ne portent pas principalement sur les incidences des DPI dans
les pays en développement, car ils cherchent plutôt à établir quel effet un
renforcement de ces droits dans les pays en développement pourrait avoir sur
les exportations et les investissements des pays développés. Ces deux approches
sont différentes.
Par exemple, certaines études
montrent qu’un renforcement des droits de brevet dans les pays en développement
augmenterait de manière significative les importations provenant des pays
développés (ou même d’autres pays en développement).[75] La raison en est que certaines importations
constituent une forme de transfert de technologie (par exemple, les
importations de machines de haute technologie ont un impact indépendant sur la
productivité). Mais le renforcement des DPI peut surtout entraîner une
augmentation des importations d’articles de consommation de faible contenu
technologique et est associé au déclin des industries locales fondées sur
l’imitation,[76] ce
qui pour un pays en développement constitue bien évidemment un bienfait tout
relatif. L’accès aux importations de technologie de pointe, auparavant
inaccessibles par manque de protection de la PI, pourrait en être facilité,
mais le coût serait probablement très important, du fait des pertes
enregistrées au niveau de la production et de l’emploi, ou même d’un
ralentissement de la croissance. Cette question est maintenant tout à fait
d’actualité dans des pays comme la Chine. Ces études impliquent également que
dans les pays où les capacités technologiques sont faibles, les importations
pourraient diminuer car les lois en matière de brevets provoquent une
augmentation du prix moyen des importations et, par conséquent, réduisent la
capacité d’importation. Dans le passé, les pays se sont protégés contre les
effets éventuellement négatifs d’une augmentation des importations sur
l’industrie nationale en prenant des dispositions relatives à l’exploitation
obligatoire des brevets, comme la Suisse l’a fait au XIXe siècle.
En ce qui
concerne les analyses de l’impact sur l’investissement étranger, nous avons des
réserves du même ordre. De nombreuses études examinent les incidences d’un
renforcement des DPI sur l’investissement étranger, le comportement en matière
de concession de licences et le transfert de technologie. Une grande partie de
ces ouvrages ne parviennent qu’à des conclusions provisoires, en raison de la
faiblesse des données ou de la méthodologie.[77] Sur la base des ensembles de données dont elles disposent,
ces études recherchent surtout les répercussions d’un renforcement des droits
de brevet dans les pays en développement sur l’investissement, la production et
la concession de licences des multinationales américaines dans ces pays. Voici
par exemple l’une des conclusions auxquelles est parvenue une étude récente,
mais tout à fait représentative de celles auxquelles sont parvenues d’autres
études reposant sur des ensembles de données similaires :
« … ces résultats montrent que si un pays en
développement moyen renforçait son indice de dépôts de brevets d’une unité, les
ventes locales des filiales américaines augmenteraient … d’environ 2 % de la
moyenne des ventes annuelles … une augmentation d’une unité dans l’indice de
dépôts de brevets d’une économie en développement moyenne augmenterait le stock
d’éléments d’actifs des filiales multinationales américaines de ... quelque 16
% du stock moyen d’éléments d’actifs. »[78]
Pour les
responsables politiques d’un pays en développement, le cadre et les questions
pourraient être bien différents. Le responsable politique souhaitera savoir si
un renforcement des DPI aurait des répercussions sur la croissance économique,
l’emploi, l’investissement et la R&D dans le secteur privé, l’accès à la
technologie étrangère, le processus d’innovation au niveau national et les
exportations (ainsi que sur les importations). Très peu d’études abordent
directement ces questions d’importance cruciale pour les responsables
politiques des pays en développement, et moins encore parviennent à des
conclusions précises sur l’impact des DPI.
Ce qui se
dégage très clairement de toutes les études effectuées sur la question, c’est
que des DPI forts ne sont à eux seuls ni nécessaires ni suffisants pour inciter
les entreprises à investir dans certains pays. S’il en était ainsi, certains
grands pays où le taux de croissance est élevé, mais le régime de DPI faible,
n’auraient alors pas bénéficié, ni hier, ni aujourd’hui, des grands courants de
l’investissement étranger. C’est le cas d’une grande partie des économies de
l’Asie de l'Est et de l’Amérique latine qui ont été l’objet de la majorité de
ces entrées de capitaux.[79] Si l’on cherche à savoir
quels sont les principaux facteurs qui déterminent les investissements
étrangers, très souvent les DPI sont complètement omis. Dans leurs rapports
récents sur les flux d’investissement, certaines institutions et certains
organismes internationaux ne citent pratiquement jamais les DPI. Voir par
exemple le rapport de la Banque mondiale sur le financement du développement
dans le monde 2002,[80] et le rapport Zedillo sur
le financement du développement.[81] De même, un récent projet
de rapport de la Banque mondiale concernant l’amélioration du climat de
l’investissement en Inde ne fait aucune allusion au rôle des DPI. [82]
Comme nous
l’avons fait remarquer, certaines données indiquent que pour certaines
industries (comme la chimie) et activités (comme la R&D), les DPI peuvent
jouer un rôle important lorsque les entreprises décident d’investir.[83] Mais les décisions
d’investissement dépendent de nombreux facteurs. Pour la plupart des industries
à faible technologie, comme celles que les pays en développement
technologiquement moins avancés vont probablement attirer, il est vraisemblable
que les DPI n’entreront pas pour beaucoup dans la décision d’investir. Lorsque
les technologies sont plus évoluées, tout en étant relativement faciles à
copier, les DPI pourraient être, mais pas nécessairement, un facteur important
dans la décision d’investir, à condition toutefois qu’un pays dispose à la fois
de la capacité scientifique de copier et d’un marché suffisamment important
pour justifier le coût de la délivrance du brevet et des mesures nécessaires à
son respect, et que d’autres facteurs pertinents soient également favorables.
Dans d’autres cas cependant, l’introduction de la protection de la PI est
associée, comme on l’a noté plus haut, à une augmentation des importations
plutôt qu’à un investissement dirigé vers la production locale. Finalement,
dans les industries de pointe et pour les pays ayant des capacités
technologiques avancées, les propriétaires d’une technologie peuvent décider de
concéder des licences pour leurs technologies, protégées par le régime de PI,
plutôt que d’investir directement dans la production. Ainsi, des droits
rigoureux peuvent dissuader les flux d’investissement, mais faciliter le
transfert de technologie par l'octroi de licences, sujet sur lequel nous
reviendrons dans la prochaine section.
Voici ce que
nous pourrons donc conclure des études existantes :
·
Il
semble bien que les flux commerciaux en direction des pays en développement
soient influencés par l’ampleur de la protection de la PI, notamment en ce qui
concerne les industries (souvent de pointe) qui dépendent des DPI (par exemple,
les produits chimiques et pharmaceutiques), mais les données factuelles sont
loin d’être claires.
·
Ces
flux peuvent contribuer à créer une capacité productive. Mais ils peuvent
également avoir lieu aux dépens de la production nationale et des emplois liés
au « copiage » local et dans d’autres industries. Les pays en
développement n’ayant que peu, ou pas, d’infrastructures technologiques, vont
subir les effets préjudiciables des prix plus élevés dus à l’importation de
biens protégés par la PI.
·
Il
n’existe aucune preuve que l’investissement étranger soit positivement associé
à une protection de la PI dans la plupart des pays en développement.
·
En ce
qui concerne les pays en développement plus avancés du point de vue
technologique, les DPI pourraient contribuer à faciliter l’accès aux
technologies de pointe protégées, en ayant recours aux investissements
étrangers ou à l'octroi de licences.
·
Un
équilibrage sera peut-être difficile pour certains pays comme l’Inde ou la
Chine où certaines industries ont les moyens de tirer avantage d’une protection
de la PI, mais les coûts associés pour les industries qui ont été créées dans
un régime de PI peu rigoureux ainsi que pour les consommateurs pourraient être
élevés.
·
La
plupart des données factuelles relatives au rôle de la PI dans le commerce et
l’investissement portent sur les pays en développement qui sont plus avancés du
point de vue technologique. Pour les autres, nous concluons qu'il n'est guère
probable que les effets bénéfiques sur le commerce et l’investissement
l'emporteront sur les coûts, tout au moins à court ou moyen terme.
Dans un certain
sens, la question essentielle en ce qui concerne la PI n’est pas de savoir si
elle encourage le commerce ou l’investissement étranger, mais dans quelle
mesure elle facilite ou entrave l'accès des pays en développement aux
technologies nécessaires à leur développement. Si un fournisseur de technologie
étrangère concède une licence de production à une entreprise nationale, plutôt
que d’établir lui-même une fabrication locale, un investissement étranger
moindre aura été attiré. Toutefois, le résultat d’ensemble peut être plus
favorable à l’économie nationale en raison de la contribution indirecte aux
capacités technologiques nationales. Si les importations de technologie de
pointe augmentent du fait du renforcement des régimes de PI, un transfert de
technologie peut être obtenu (concrétisé par exemple par des biens d’équipement),
mais il n’est nullement garanti que l’économie nationale sera capable
d’absorber cette technologie pour servir de base à des innovations ultérieures.
Par conséquent, le transfert de technologie peut très bien ne pas être durable.
Au contraire, comme nous l’avons vu, certains pays peuvent utiliser des régimes
de PI atténuée comme moyen d’accéder aux technologies étrangères et de les
développer grâce à l’ingénierie inverse, renforçant ainsi les capacités
technologiques nationales. La possibilité pour les pays en développement de
suivre cette voie est maintenant limitée par la mise en œuvre de l’Accord sur
les ADPIC.
Mais les
facteurs qui déterminent l’efficacité d’un transfert de technologie sont
nombreux et variés. Il est également absolument indispensable que les pays
puissent absorber les connaissances venant d’ailleurs et en faire usage après
les avoir adaptées à leurs propres objectifs. Cette capacité dépendra du
développement des compétences locales par l’enseignement, la R&D et la mise
en place des institutions appropriées sans lesquelles même le transfert de
technologie effectué aux conditions les plus avantageuses ne constituera pas
une réussite. Pour être efficace, le transfert de technologie exige aussi
souvent le transfert d’un savoir « tacite » difficilement codifiable
(comme, par exemple, dans des divulgations de brevet ou des manuels
d’instruction). C’est pourquoi même les programmes les mieux conçus pour
encourager les compétences nationales dans le domaine de la recherche, qui sont
financés par des bailleurs de fonds, n’ont pas toujours abouti à d’excellents
résultats. Etant donné que de nombreuses technologies présentant un intérêt
pour les pays en développement sont produites par des organisations situées
dans les pays développés, il faut pour acquérir des technologies être capable
de négocier de manière efficace en ayant une bonne compréhension du secteur
technologique particulier. Pour cela, le bénéficiaire de cette technologie doit
être bien décidé à acquérir les ressources humaines nécessaires et à mettre en
place les institutions appropriées. Des pays comme la Corée ont commencé à un
niveau d'expertise technologique très bas il y a quarante ans, comparable à
celui de nombreux pays à faible revenu, mais sont maintenant devenus de
véritables innovateurs.
Cet aspect du
transfert de technologie dépend dans une large mesure des pays en développement
eux-mêmes. Mais cela ne veut pas dire que les pays développés, ou plus
généralement les politiques internationales, ne peuvent pas faciliter ou
entraver le processus. L’Accord sur les ADPIC reconnaît dans son article 7
que les DPI devraient contribuer « au transfert et à la diffusion de la
technologie » mais également, dans son article 8, que des mesures
pourront être nécessaires afin d’éviter l’usage abusif des DPI, notamment le
recours à des pratiques qui « sont préjudiciables au transfert
international de technologie ». L’article 40 comporte des
dispositions visant à prévenir l’insertion de pratiques anticoncurrentielles
dans les licences contractuelles. L’article 66.2 oblige les pays développés à
offrir des incitations aux entreprises et aux institutions sur leur territoire
en vue de promouvoir et d’encourager le transfert de technologie vers les pays
les moins avancés (PMA) pour « leur permettre de se doter d’une base
technologique solide et viable ». Ces dispositions de l’Accord sur les
ADPIC reflètent certaines des dispositions du projet de Code international de
conduite pour le transfert de technologie, à propos duquel les négociations
entre pays développés et en développement ont échoué dans les années 80.[84]
Depuis lors,
l’économie mondiale a changé. Il faut noter que dans le monde, les politiques
économiques ne reposent plus maintenant sur la substitution des importations et
l’industrialisation dirigée protégée par des barrières tarifaires élevées, mais
s’orientent vers des politiques de marché ouvert qui insistent sur les
avantages des tarifs douaniers peu élevés, de la concurrence mondiale et d’un
rôle moins directif du secteur public dans le développement économique. La
croissance des industries, qu’il est convenu d’appeler fondées sur le savoir,
et des échanges de produits de haute technologie augmente simultanément.
L’importance de la R&D s’est accrue et les cycles de vie des produits se
sont raccourcis. Dans cet environnement libéralisé et concurrentiel, les
entreprises des pays en développement ne peuvent plus entrer en concurrence en
recourant à l'importation de technologies « bien maîtrisées » en
provenance des pays développés pour les produire à l'abri de barrières
tarifaires. Et les entreprises elles-mêmes ne sont plus aussi enthousiastes à
l'idée de transférer des technologies susceptibles d’augmenter la concurrence à
laquelle elles doivent faire face.
Par conséquent,
il ne s'agit plus tant d’obtenir des technologies plus ou moins bien maîtrisées
à des conditions justes et équitables, mais plutôt d’avoir accès aux
technologies de pointe nécessaires pour être compétitif dans l’économie
mondiale d’aujourd’hui. L’Accord sur les ADPIC a renforcé la protection
mondiale offerte aux fournisseurs de technologie, mais aucun cadre
international ne permet de veiller à ce que le transfert de technologie se
déroule dans un cadre concurrentiel capable de minimiser les pratiques restrictives
de concession de licences de technologie, qui faisaient l’objet du Code.
Nous hésitons
sur le meilleur moyen de combler cette lacune du cadre international. Reprendre
les discussions en vue d’un Code de conduite n’est pas une option viable dans
le nouvel environnement. Mais nous estimons qu’encourager et aider les pays en
développement à élaborer leurs propres systèmes législatifs en matière de
concurrence permettraient de mieux servir leurs intérêts. L’élaboration d’un
cadre de politique internationale de la concurrence est examiné depuis quelque
temps au sein de l’OMC. Nous comprenons bien que les pays en développement
n’aient guère envie de s’embarquer dans cette voie, mais l’élaboration de lois
nationales en matière de concurrence et l’existence d’une coopération
internationale efficace pourraient permettre de faire contrepoids à certains
aspects de l’Accord sur les ADPIC qui ont pour effet de limiter la concurrence
à l’échelon mondial et d’entraver le transfert de technologie dans certaines circonstances.
Pour ce qui
concerne l’Accord sur les ADPIC, les données factuelles indiquent que les
dispositions de l’article 66.2 n’ont pas été efficaces. Les pays développés ne
semblent pas avoir pris de mesures supplémentaires pour encourager leurs entreprises
et leurs institutions à transférer leurs technologies. De plus, le fait que cet
article s’applique uniquement aux PMA semble être indûment restrictif. Comme
nous l’avons indiqué ci-dessus, ces pays sont probablement ceux qui, pour la
plupart, ont les capacités d’absorption les plus faibles. Nous ne pensons pas
par conséquent que l’article 66.2 soit la meilleure manière d’aborder toute la
question du transfert de technologie vers les pays en développement. De plus,
certaines des dispositions concernant les DPI, utilisées jusqu’à présent pour
faciliter le transfert de technologie, telles que l’utilisation de
l’exploitation obligatoire, ont été considérablement atténuées par l’Accord sur
les ADPIC. Etant donné que la plupart des technologies se trouvent entre des
mains privées et que l’Accord sur les ADPIC se préoccupe surtout de la
protection des DPI, plutôt que du transfert de technologie, nous ne sommes pas
certains que le point de convergence pour une discussion sur le transfert de
technologie soit l’Accord sur les ADPIC, plutôt que l’OMC en général.
Nous nous
félicitons par conséquent de la création du Groupe de travail du commerce et du
transfert de technologie qui fera rapport à la Conférence ministérielle de
l’OMC l’année prochaine.[85] Nous proposons qu’il
examine notamment la question de savoir si l’Accord sur les ADPIC ne pourrait
pas être amélioré dans son rôle de mécanisme visant à encourager le transfert
de technologie, et si certaines mesures ne seraient pas souhaitables pour
veiller à ce que le système des DPI encourage le transfert de technologie et
n’y fasse pas obstacle. Toutefois, nous estimons que la gamme des mesures
complémentaires nécessaires pour encourager le transfert de technologie est
tout aussi importante.
Bien que la
majorité de la technologie appliquée se trouve entre des mains privées, il est
important de se souvenir que les dépenses publiques consacrées à la recherche
fondamentale et appliquée jouent un certain rôle dans le financement du
développement technologique. Les fonds publics consacrés à la recherche dans
les pays développés ont actuellement pour objectif déclaré de renforcer la
compétitivité internationale et, de plus en plus, les résultats de cette
recherche peuvent être brevetés, comme nous l’examinons au chapitre 6. Non
seulement le financement de la recherche est souvent lié aux citoyens d’un
pays, ce qui est peut-être compréhensible, mais les avantages de cette
recherche risquent de ne bénéficier qu’aux citoyens de ce pays. Par exemple, la
loi américaine limite la plupart des concessions de licences de technologies
financées par le secteur public aux ressortissants américains, politique dont
la logique scientifique et économique est moins claire.[86]
Une grande partie de l'agenda en matière de
transfert de technologie va bien au-delà de notre mandat, mais nous estimons
que les mesures suivantes doivent être examinées avec soin :
·
Il faudrait envisager d'adopter dans les
pays développés des politiques d’incitation appropriées pour encourager les
transferts de technologie, par exemple des allégements fiscaux pour les
entreprises qui concèdent des licences aux pays en développement.
·
Il faudrait instaurer des politiques
efficaces en matière de concurrence dans les pays en développement.
·
Davantage de financements publics
devraient être disponibles pour renforcer les capacités scientifiques et
technologiques locales dans les pays en développement grâce à la coopération
scientifique et technologique. Par exemple, le projet d’Alliance mondiale de la
recherche (Global Research Alliance)[87]
entre les institutions de recherche des pays développés et des pays en
développement mérite d'être soutenu.
·
Des engagements devraient être souscrits
pour garantir que les avantages tirés des recherches financées par les fonds
publics sont à la disposition de tous.
·
Des engagements devraient être souscrits
pour garantir un libre accès aux bases de données scientifiques.
INTRODUCTION
Les incidences des règles et
pratiques en matière de PI sur la santé des pauvres des pays en développement
ont suscité une controverse importante au cours de ces dernières années. Bien
que cette controverse ait existé avant la conclusion de l’Accord sur les ADPIC[88]
et qu’elle ait figuré en bonne place dans les négociations sur cet Accord,
l’élan a été renforcé par l’entrée en vigueur de l’Accord sur les ADPIC et
l’augmentation spectaculaire de l’incidence du VIH/SIDA, notamment dans les
pays en développement. Pour les pays développés, l’industrie pharmaceutique a
été l’un des principaux défenseurs de l’extension mondiale des droits de PI.[89]
Pour les pays en développement, le souci principal était de savoir quelle
influence l’adoption de régimes de PI aurait sur leurs efforts visant à
améliorer la santé publique et sur le développement économique et technologique
en général, notamment si l’introduction d’une protection par brevet avait pour
conséquence d’augmenter le prix et de réduire le choix des sources de
provenance des produits pharmaceutiques.
Nous sommes conscients de l’importance
d’une protection par brevet efficace pour l’industrie la plus directement
impliquée dans la découverte et la mise au point de nouveaux produits
pharmaceutiques. D’ailleurs, sans l’incitation fournie par les brevets, il est
peu probable que le secteur privé eût investi autant d'argent pour découvrir ou
mettre au point des médicaments, dont un grand nombre est actuellement utilisé
dans les pays tant développés qu’en développement. Dans les pays développés,
l’industrie pharmaceutique dépend plus fortement du système des brevets que la
plupart des autres secteurs industriels pour récupérer le coût de la R&D
antérieure, créer des bénéfices et financer la R&D pour la mise au point de
futurs produits. De nombreuses études ont montré que les entreprises pharmaceutiques,
plus que tout autre secteur, estiment que la protection par brevet est très
importante pour la continuité de leurs dépenses de R&D et de l’innovation
technologique.[90]
L’industrie se penche donc avec beaucoup d’intérêt sur la mise en place des DPI
dans le monde et s’oppose en général à l’affirmation qu’ils constituent un
obstacle majeur à l’accès ou ont un effet dissuasif s’agissant du développement
des pays en développement. Par exemple, Sir Richard Sykes, ancien président de
GSK, a déclaré en mars de cette année
:
« Rares sont ceux qui s’élèveraient contre la nécessité
d’une protection de la PI dans le monde développé, mais certains se demandent
s’il faut vraiment étendre sa couverture au monde en développement, ce que
l’Accord sur les ADPIC est en train de faire progressivement. Comme je vous
l’ai dit, ce n’est pas à cause de la protection de la PI que les pays en
développement sont privés actuellement de l’accès aux médicaments. A Doha en
novembre dernier, les membres de l’OMC ont convenu de repousser la mise en
œuvre de l’Accord sur les ADPIC pour les pays les moins avancés jusqu’à 2016.
Je ne pense pas que l’Accord sur les ADPIC empêchera d’autres pays en
développement comme le Brésil et l’Inde d’avoir accès aux médicaments dont ils ont
besoin. Par contre, je pense sincèrement que ces pays ont les capacités
nécessaires pour créer leurs propres industries pharmaceutiques fondées sur la
recherche, ainsi que d’autres industries innovantes, mais que ceci ne se
produira que lorsqu’ils offriront la protection de la PI prévue par l’Accord
sur les ADPIC. Cet Accord doit être reconnu comme un instrument de
développement industriel important pour les pays en développement. »[91]
Ceci dit, nous
sommes aussi tout à fait conscients des préoccupations qui ont été exprimées
par les pays en développement et en leur nom sur les incidences éventuelles de
ces droits dans ces pays, notamment sur le prix des produits pharmaceutiques.
Si les prix sont augmentés, ce sont surtout les pauvres qui en pâtiront, notamment
en l’absence de la fourniture généralisée de services de santé publique, comme
c’est le cas dans la plupart des pays développés. C’est pourquoi d’autres
représentants de nombreux pays en développement et de la communauté des ONG ont
avancé des arguments contraires :
« Pourquoi les pays en développement s’opposent-ils si
fortement à l’Accord sur les ADPIC ? Son défaut essentiel est d’obliger tous
les pays, riches et pauvres, à conférer une protection par brevet d’une durée
d’au moins 20 ans aux nouveaux médicaments, ce qui retarde la production de
substituts génériques moins coûteux dont dépendent les services de santé des
pays en développement et les populations pauvres. Et il n’y a pas d’aspect
positif : les augmentations de bénéfices obtenues par les entreprises
pharmaceutiques internationales sur les marchés du monde en développement ne
seront pas réinjectées dans des travaux de recherche supplémentaires sur les
maladies concernant les populations pauvres, ce que certaines entreprises
admettent en privé. »[92]
Notre point de départ dans cette
analyse, c’est que les considérations de soins de santé doivent être le
principal objectif lorsque l’on détermine quelle sorte de régime de PI devrait
être appliqué aux produits de soins de santé. Les DPI ne sont pas conférés pour
accorder des bénéfices à l’industrie, sauf dans la mesure où ils sont utilisés
pour permettre d’améliorer à long terme les soins de santé. Il faut par
conséquent surveiller de très près ces droits de façon à ce qu’ils fassent
réellement progresser les objectifs de soins de santé et, surtout, qu’ils ne
constituent pas un obstacle à la prestation de soins de santé aux populations
pauvres des pays en développement.
La pandémie du VIH/SIDA a relancé
une grande partie du débat récent, bien que la question de l’accès aux
médicaments dans les pays en développement ait une plus grande portée. Il faut
absolument empêcher que le débat dans ce domaine soit indûment influencé par
l’expérience du VIH/SIDA, bien qu’elle soit dramatique. Hormis le VIH/SIDA, qui
est la cause la plus importante de mortalité dans les pays en développement, la
tuberculose et le paludisme font presque autant de victimes. A elles trois, ces
maladies ont causé près de six millions de morts l’année dernière et entraîné
des maladies débilitantes pour des millions de personnes.[93]
De plus, il existe plusieurs maladies moins courantes importantes du point de
vue collectif, notamment la rougeole, la maladie du sommeil, la leishmaniose et
la maladie de Chagas.[94]
Chaque groupe de maladies
présente des problèmes différents quant à l’élaboration de remèdes et
traitements et à l’économie du processus de R&D. Pour les maladies
répandues dans les pays développés et en développement, comme le VIH/SIDA, le
cancer ou le diabète, la recherche menée dans le secteur privé ou public du
monde développé peut produire des traitements qui conviennent également au
monde en développement. Pour ces maladies, on peut s’attendre à ce que la
promesse d’une bonne protection de la PI dans le monde développé soit une
incitation majeure à investir dans la R&D. Mais il convient de signaler que
certaines souches de VIH/SIDA en Afrique, par exemple, sont différentes de
celles que l’on trouve dans les pays développés et qu'il faudra par conséquent
peut-être mettre au point des traitements différents.
Là où il existe déjà des
traitements appropriés, ils ne sont accessibles que si leur prix est abordable
et si l’on dispose de l’infrastructure de services sanitaires capables
d’assurer leur prestation. Nous estimons que le coût des produits
pharmaceutiques est une préoccupation importante dans les pays en
développement, parce que la plupart des pauvres dans ces pays doivent payer
leurs propres médicaments et que la fourniture de médicaments par l’Etat est habituellement
sélective et limitée par les ressources disponibles. Ce n’est généralement pas
le cas dans le monde développé où les dépenses sont principalement couvertes
par l’Etat ou par des caisses d’assurance. Mais même dans ce cas, le coût des
médicaments est une question politique controversée dans les pays développés,
pour les pouvoirs publics et pour les malades qui ne sont pas couverts par des
régimes d’assurance privée ou publique efficaces.[95]
Dans les pays en développement, l’insuffisance des infrastructures est un
problème grave qui peut aboutir même à ce que des médicaments bon marché ne
soient pas utilisés, ou qu’ils soient mal utilisés et contribuent à l’émergence
d’un virus ou de pathogènes pharmacorésistants.
Le VIH/SIDA illustre bien ici
aussi ce genre de problèmes. Le traitement du VIH par les antirétroviraux
(ARV), ou médicaments traitant les infections opportunistes associées à la
maladie, pose de manière aiguë la question de l’accessibilité économique. Les
coûts annuels minimaux des thérapies ARV, même à des prix fortement réduits ou
génériques qui ne couvrent pas les frais de R&D, dépassent de beaucoup les
dépenses sanitaires annuelles par habitant de la plupart des pays en
développement. Les dépenses sanitaires actuelles par habitant dans les pays en
développement à faible revenu sont d’environ 23 dollars par an, mais les
trithérapies ARV les moins chères coûtent actuellement un peu plus de 200
dollars par an.[96] Donc, si aucun financement supplémentaire
n’est consacré aux médicaments et aux services de prestation de soins de santé,
le traitement de tous ceux qui en ont besoin restera inaccessible même aux prix
génériques les plus bas. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) estime que
moins de 5 % de ceux qui ont besoin d’un traitement pour le VIH/SIDA reçoivent
des ARV. Seulement environ 230 000 personnes sur les 6 millions dont
on estime qu’elles ont besoin d’un tel traitement dans le monde en
développement le reçoivent en réalité et près de la moitié d’entre elles vivent
au Brésil.[97]
Des questions semblables
concernant l'accessibilité économique se posent pour le traitement d'autres
maladies. Par exemple, la tuberculose et le paludisme sévissent principalement
dans les pays en développement, bien que l'on constate une reprise de la tuberculose
dans le monde développé. Il faut également se souvenir que la tuberculose est
la principale cause de décès chez les personnes infectées par le VIH et
qu'environ un tiers d'entre elles ont une co-infection par la tuberculose.[98]
Pour ces maladies, et celles qui touchent exclusivement les pays en
développement, on se demande comment mobiliser les ressources pour la R&D
menée dans les secteurs privé et public pour les nouveaux médicaments et, après
qu'ils ont été mis au point, comment garantir l'accès à ceux qui en ont
besoin.
Ce dernier point est l'une des
questions les plus importantes concernant les soins de santé dans les pays en
développement. Comment trouver les ressources nécessaires à la mise au point de
nouveaux médicaments et vaccins pour des maladies qui sévissent principalement
dans les pays en développement, et non pas dans les pays développés, alors que
la possibilité de les payer est si limitée ? Même lorsqu'il existe un marché
dans un pays développé qui permette de récupérer les ressources ainsi engagées
grâce à des prix élevés, comment l'accessibilité économique de ces médicaments
dans les pays en développement peut-elle être assurée ? Comment peut-on
résoudre l’opposition entre ces deux objectifs : couvrir les coûts de
R&D et minimiser les coûts pour le consommateur ? Comme dans le cas du
développement technologique en général, le système de PI a-t-il un rôle à jouer
pour ce qui est d'encourager la capacité des pays en développement à mettre au
point et à produire eux-mêmes les médicaments dont eux-mêmes ou d'autres pays
en développement ont besoin ?
Tel est donc le contexte dans
lequel nous devons examiner le rôle que peuvent jouer les DPI lorsqu'il s'agit
résoudre ces dilemmes. Il ne nous appartient pas d'examiner dans le détail l'ensemble
des facteurs qui ont une influence sur la santé des populations pauvres ou sur
la qualité des services de santé dans les pays en développement. Ces thèmes ont
été abordés en détail dans le rapport de la Commission Macroéconomie et Santé
(CMH)[99]
de l'OMS. Cette Commission a conclu que pour faire face aux besoins sanitaires
des pays en développement, il était nécessaire d'injecter une forte proportion
de fonds publics supplémentaires dans les services de santé et dans les
infrastructures et la recherche en matière de santé. Elle a estimé que la
protection par brevet n'offrait guère de motivation pour la recherche sur les
maladies des pays en développement, en l'absence d'un marché suffisamment
important.[100] En
ce qui concerne l'accès aux médicaments, elle était favorable à une action
coordonnée de manière à créer un système de prix différenciés[101]
en faveur des pays en développement, renforcé si nécessaire par le recours
accru aux licences obligatoires.[102]
Ces conclusions sont tout à fait
appropriées à notre travail actuel. Notre rôle consiste à indiquer avec de plus
amples détails comment les modifications des règles et pratiques en matière de
PI pourraient contribuer à améliorer la santé des populations pauvres, tout en
étant pleinement conscients que ces changements doivent s'accompagner de la
gamme d'actions proposée par la CMH.
A cette fin, nous examinerons
trois questions principales :
·
Comment le système de propriété
intellectuelle contribue-t-il à la mise au point des médicaments et des vaccins
nécessaires aux populations pauvres ?
·
Quelle influence le système de
propriété intellectuelle a-t-il sur l'accès des populations pauvres aux
médicaments et sur leur disponibilité ?
·
Quelles en sont les conséquences pour
les règles et pratiques en matière de propriété intellectuelle ?
Incitations
à la recherche
On estime que moins de 5 % des fonds consacrés
dans le monde à la R&D pharmaceutique concernent des maladies qui sévissent
principalement dans les pays en développement.[103] La recherche pharmaceutique du secteur privé
est déterminée par des considérations d'ordre commercial et si la demande
effective en termes de marché est réduite, même pour des maladies les plus
communes comme la tuberculose et le paludisme, il est souvent peu intéressant
d'un point de vue commercial de consacrer des ressources importantes à ces
besoins. En 2002, le marché pharmaceutique mondial est évalué à 406 milliards
de dollars, la part du monde en développement étant de 20 %, et celle des pays
en développement à faible revenu bien inférieure encore.[104]
Dans de nombreuses entreprises pharmaceutiques, les objectifs de recherche sont
fixés en se référant à des rendements seuils. Nous avons cru comprendre que les
grandes entreprises pharmaceutiques ne sont pas disposées à s'engager dans une
recherche à moins que les résultats potentiels soient un produit dont les
ventes annuelles atteignent environ 1 milliard de dollars. Etant donné que les
entreprises privées sont principalement responsables devant leurs actionnaires,
il en résulte nécessairement un programme de recherche orienté vers la demande
des marchés du monde développé, plutôt que vers les besoins des populations
pauvres du monde en développement, et par conséquent axé principalement sur les
maladies non transmissibles.
Indépendamment du régime de PI qui prévaut dans
les pays en développement, il n'existe guère en réalité pour le secteur privé
d’incitation commerciale à entreprendre des recherches qui intéressent plus
particulièrement la majorité des pauvres vivant dans les pays à faible revenu.
C'est pourquoi le secteur privé n'entreprend guère ce genre de travaux.
L’ensemble de la R&D pharmaceutique du secteur privé a plus que doublé au
cours de la dernière décennie pour atteindre un chiffre estimé à 44 milliards
de dollars en 2000.[105]
Il est difficile de déterminer quelle proportion exacte de ce chiffre est
consacrée aux maladies touchant principalement les pays en développement.
Toutefois, on a estimé que sur les 1 393 médicaments approuvés entre 1975 et
1999, 13 seulement étaient plus particulièrement indiqués pour les maladies
tropicales.[106]
Lorsque les maladies sont communes à la fois aux pays développés et aux pays en
développement, le tableau est complètement différent. Ainsi, il existe une R&D importante dans
le secteur privé pour le VIH/SIDA. Par contre, les travaux concernant la
tuberculose et le paludisme sont très limités, et il n’y en a pratiquement
aucun pour des maladies comme la maladie du sommeil.[107]
En ce qui concerne le VIH/SIDA, il existe actuellement 64 médicaments approuvés
aux Etats-Unis pour le traitement de cette maladie et des infections
opportunistes, et 103 en cours de mise au point.[108]
Dans le cas du secteur public, comme dans les
Instituts nationaux de la santé (National
Institutes of Health - NIH) aux Etats-Unis ou les Conseils de la recherche
médicale dans d'autres pays développés, la situation n'est guère différente car
les priorités de recherche sont principalement déterminées par des
considérations d'ordre intérieur. Les dépenses du secteur public pour la
recherche en matière de santé ont été estimées à 37 milliards de dollars en
1998, dont 2,5 milliards ont été dépensés dans les pays en développement à
faible revenu et à revenu intermédiaire.[109]
En 2001, les Instituts nationaux de la santé américains ont représenté à eux
seuls plus de 20 milliards de dollars. De plus, les fondations philanthropiques
ont dépensé environ 6 milliards de dollars.[110] Le Programme spécial de recherche et de
formation concernant les maladies tropicales (TDR) de l’OMS reçoit seulement
environ 30 millions de dollars par an. La proportion exacte des financements du
secteur public destinés aux maladies intéressant directement les pays en
développement n'a pas été estimée de manière officielle, mais il semble peu
probable qu'elle dépasse 10 %.[111]
On se penche actuellement sur cette situation à l'OMS, au Forum mondial de la
recherche en santé, et grâce à l'initiative de Médecins Sans Frontières (MSF)
sur les médicaments relatifs aux maladies négligées, au financement
supplémentaire des fondations et à la création de plusieurs partenariats
public-privé orientés vers certaines maladies particulières.[112] Mais le niveau global de financement de tous
ces nouveaux efforts est toujours très modeste étant donné l'ampleur du
problème et les dépenses de R&D mondiales qui atteignent environ 75
milliards de dollars, et les résultats sont incertains.
Par conséquent, quel rôle la protection de la PI
joue-t-elle pour ce qui est d'encourager la R&D sur les maladies répandues
dans les pays en développement ? Toutes les données factuelles que nous avons
examinées montrent qu'elle ne joue pratiquement aucun rôle, sauf pour les
maladies pour lesquelles il existe également un marché important dans le monde
développé (le diabète ou les cardiopathies, par exemple). Certaines données
indiquent qu'il y aurait une augmentation des indicateurs d'activité de
recherche pour le paludisme depuis que l'Accord sur les ADPIC a été conclu,
mais il n'y a pas de relations claires de cause à effet.[113]
Le cœur du problème, c'est que la demande du marché n’est pas suffisante pour
pousser le secteur privé à engager des ressources dans la R&D. Par
conséquent, nous pensons que la présence ou l'absence d'une protection de la PI
dans les pays en développement est, au mieux, d'importance secondaire en tant
qu’incitation à la recherche sur des maladies répandues dans les pays en
développement.
Cette recherche pourrait donc ne pas suffire en
raison d'une demande inadéquate émanant des pays en développement où la maladie
est concentrée. De plus, il pourrait être nécessaire que la recherche,
notamment sur les vaccins, ait à se concentrer sur certaines caractéristiques
des maladies spécifiques aux pays en développement, alors que la solution
apportée pour le monde développé ne convient pas aux problèmes à résoudre dans
le monde en développement. Par exemple, la majorité des vaccins contre le VIH
sont mis au point pour des profils génétiques du sous-type B, qui sont
fréquents dans la population des pays développés, mais la plupart des malades
du SIDA dans les pays en développement sont de types A et C. La recherche sur
les vaccins contre le VIH est en outre particulièrement difficile du point de
vue scientifique en raison de la manière dont le virus échappe aux réponses immunitaires
naturelles de l'organisme et à cause de ses mutations.[114]
Les travaux de recherche sur les vaccins contre le paludisme posent également
de multiples problèmes en raison de la taille et de la diversité du parasite du
paludisme, et de la complexité de ses mutations.[115]
Par conséquent, pour le secteur privé, la recherche sur les vaccins est un
investissement à haut risque et à faible rendement, notamment en ce qui
concerne les types de maladies qui sont les plus répandus dans les pays en
développement. Le marché tend à sous‑évaluer les avantages que la société
peut retirer des vaccins, souvent supérieurs à ceux des traitements.[116]
Dans le cas du paludisme, la demande du marché porte surtout sur les mesures de
prophylaxie à prendre par les voyageurs venant des pays développés, plutôt que
sur les vaccins qui, eux, seraient beaucoup plus utiles aux malades dans le
monde en développement.
En ce qui concerne la tuberculose, même si on
estime que huit millions de personnes sont atteintes de cette maladie dans les
pays en développement, aucune nouvelle catégorie de médicaments antituberculeux
n'a été élaborée depuis plus de 30 ans. Les traitements actuels demandent des
cures de 6 mois ou plus. Un médicament produisant le même effet en deux mois
pourrait aider de manière spectaculaire à lutter contre cette maladie dans le
monde. Les caractéristiques de la maladie constituent un défi scientifique
important pour la production d'un tel médicament.[117]
Un rapport récent de l'Alliance mondiale pour la mise au point de médicaments
antituberculeux a estimé qu'en se fondant sur la demande du marché (à la fois
privé et public, y compris dans les pays développés), il pourrait y avoir un
taux de rendement financier respectable pour le coût estimé de la mise au point
d'un nouveau produit amélioré. Néanmoins, on persiste à ne pas penser que la
protection de la PI et des aspects économiques favorables encourageront
l'investissement sans participation importante du secteur public.[118]
Le modèle commercial actuel des entreprises pharmaceutiques fondées sur la
recherche est tel que les dépenses de recherche et la création de bénéfices
dépendent de la vente de nouveaux produits à grand succès (normalement avec des
ventes supérieures à 1 milliard de dollars par an), qui aide au financement
d'un haut pourcentage d'échecs dans le processus de R&D.[119] Mais ces entreprises sont libres de
poursuivre des voies plus prometteuses quel qu'en soit le but (par exemple, le
traitement d'une maladie ou d'une affection non envisagée précédemment). Les
aspects économiques de la recherche pour un traitement spécifique d'une maladie
particulière doivent être très favorables pour induire un effort de recherche
significatif.
Certaines personnes, comme Sir Richard Sykes, déjà
cité, ont avancé que fournir une protection de la PI dans les pays en
développement possédant déjà des compétences techniques et scientifiques
importantes aidera à augmenter le volume de la recherche consacrée aux maladies
répandues dans les pays en développement. On ne dispose guère d’éléments de
preuve à ce sujet parce que la plupart des pays intéressés viennent tout juste
d'introduire des législations conformes aux dispositions de l’Accord sur les
ADPIC ou ne l’ont pas encore fait. Mais nous ne voyons pas pourquoi les
entreprises ayant des capacités de recherche dans les pays en développement
réagiraient à la propriété intellectuelle mondiale et aux incitations du marché
de manière véritablement différente des entreprises des pays développés. Dans
une certaine mesure, on peut voir ce comportement de la part d'entreprises se
trouvant dans des pays comme l'Inde.[120]
En réalité, les entreprises privées consacreront des ressources au domaine où
un rendement optimal peut être obtenu. De plus, des dispositions prises dans le
monde entier pour créer des prix différenciés réduiraient les marges destinées
à récompenser la R&D dans les pays en développement, ce qui porterait un
nouveau coup à toute motivation de recherche supplémentaire sur les maladies
des pays en développement.
Bref, nous ne pensons pas que la mondialisation de
la protection de la PI contribuera de manière significative à l'augmentation
des dépenses de R&D du secteur privé consacrées au traitement des maladies
qui touchent plus particulièrement les pays en développement. Pour y parvenir,
la seule manière serait d'augmenter la quantité de fonds d'aide internationale
consacrés à une telle R&D. La CMH a recommandé d’augmenter de 3 milliards
de dollars par an le financement de la R&D par l'intermédiaire d'un nouveau
Fonds mondial de la recherche en santé, des mécanismes existants et des
partenariats public-privé.[121]
Il faut examiner avec soin la manière dont la
recherche financée par des fonds publics devrait être orientée. Il ne faut pas
qu'il s'agisse d'une forme de subvention accordée à l'industrie pharmaceutique
actuelle, bien que l'industrie ait certainement un rôle important à jouer. Il
faudrait saisir cette occasion pour renforcer la capacité des pays en
développement à entreprendre eux-mêmes des travaux de R&D sur les traitements
des maladies qui les touchent tout particulièrement. Dans les pays en
développement technologiquement plus avancés, une telle recherche pourrait être
hautement rentable. Par exemple, General Electric a créé son deuxième centre
mondial de R&D en Inde, employant environ 1 000 diplômés du niveau
doctorat, et 27 autres entreprises mondiales ont créé des centres de R&D en
Inde entre 1997 et 1999.[122] Par conséquent la recherche pourrait être
entreprise avec la participation active de certains instituts de recherche et
de certaines entreprises des pays en développement, en tirant parti des
ressources humaines disponibles dans ces pays et des coûts inférieurs de
R&D. La structure institutionnelle d'un tel financement mérite également
réflexion. Le réseau d'instituts de recherche agricole du GCRAI[123]
(que nous examinons au Chapitre 3) est un modèle possible. Ce qui serait encore
plus prometteur dans ce contexte pourrait être un réseau de partenariats
public-privé dans les pays en développement, pour tirer parti de la concentration
des ressources consacrées à la recherche dans les instituts du secteur public,
mais aussi de la possibilité de créer une capacité de recherche au sein du
secteur privé. Les dispositions prises pour la propriété intellectuelle
provenant d'une telle recherche doivent être de telle nature que l'accès des
populations pauvres aux produits de la recherche est assuré dans toute la
mesure du possible.
Il faudrait augmenter le financement public de la
recherche relative aux problèmes sanitaires des pays en développement. Ce
financement supplémentaire devrait viser à exploiter et à développer les
capacités existant dans les pays en développement pour ce genre de recherche,
et encourager la création de nouvelles capacités dans les secteurs public et
privé.
Bien que la PI n'ait peut-être pas un grand rôle à
jouer dans l'accroissement des travaux de recherche présentant de l'intérêt
pour les populations pauvres, il évident pour nous que les répercussions du
système des brevets posent d’importants problèmes en ce qui concerne le
processus de recherche. Même si la protection par brevet encourage la R&D,
le fait d’octroyer des brevets sur les technologies intermédiaires (notamment
celles qui sont fondées sur les gènes) nécessaires pour le déroulement de la
recherche pourrait en réalité avoir un effet dissuasif pour les chercheurs
lorsqu’ils veulent accéder aux technologies dont ils ont besoin, ou bien parce
qu’ils pourraient risquer de porter atteinte à de tels brevets.[124]
C'est un domaine où le recours aux brevets dans le monde développé peut
empiéter directement sur le genre de recherche qui est entreprise pour les
populations du monde en développement, ce qui a des répercussions sur le genre
de régime de brevets qu’adopteront les pays en développement. Les dispositions
en matière de PI dans les partenariats public-privé soulèvent également
d'importantes difficultés en ce qui concerne la gestion de la PI en vue
d'avantager les pauvres. Nous examinerons ces questions au Chapitre 6.
ACCES DES PAUVRES AUX MEDICAMENTS
Comme nous l'avons déjà noté, le brevet a pour but
d’octroyer un monopole temporaire aux titulaires des droits pour encourager les
inventions et leur commercialisation. Toutefois, il faut également noter que ce
droit de monopole fourni par un brevet ne fait normalement qu’empêcher la
fabrication, l'utilisation ou la vente de cette invention particulière par des
tiers. Il n'empêche pas la concurrence des autres médicaments, brevetés ou non,
qui concernent les mêmes pathologies. Toutefois, toutes choses égales par
ailleurs, on suppose que le producteur d'un produit breveté tentera, du fait
qu'il est capable d'exclure les copies, de gagner un bénéfice de monopole et
qu'il établira des prix plus élevés qu'il n'aurait été possible autrement. Ceci
est bien sûr la base du système. Le marché passé avec la société est
précisément que les avantages créés pour la société par la nouvelle innovation
induite (par exemple, un médicament capable de sauver des vies pourrait ne pas
exister s'il n'y avait pas eu le système des brevets) doivent être supérieurs
au coût supplémentaire de ce produit.
Etant donné que dans les pays en développement, la
population est pauvre dans son ensemble et que la protection par brevet peut
augmenter les prix, il est nécessaire d'examiner avec un soin tout particulier
les arguments avancés par certains selon lesquels les brevets dans les pays en
développement ne vont pas de manière significative avoir un effet sur l'accès
aux produits pharmaceutiques protégés par des brevets. Il existe deux raisons
sur lesquelles ces arguments sont fondés. Tout d'abord, comme les brevets ne
sont pas toujours demandés dans certains pays en développement, en particulier
les plus petits, ils ne peuvent pas créer de problème particulier en matière
d'accès aux médicaments. Deuxièmement, même s'ils sont demandés, ou bien il ne
s'agit pas là d'un facteur déterminant dans l’établissement du prix, ou bien
d'autres facteurs plus importants empêchent l'accès des pauvres aux
médicaments.
Fréquence de la délivrance des brevets
Bien sûr, même si la protection par brevet des
produits pharmaceutiques est disponible dans la plupart des pays en
développement, les multinationales n'ont pas breveté leurs produits dans tous
ces pays. C'est généralement le cas pour les pays dont les marchés sont
limités, et les capacités technologiques réduites. Les multinationales peuvent
penser qu'il est inutile de dépenser des sommes pour obtenir et maintenir la
protection lorsque le marché potentiel est réduit, et le risque de contrefaçons
faible. Par exemple, une étude récente effectuée dans 53 pays africains a mis
en évidence que la délivrance de brevets pour 15 médicaments antirétroviraux
importants était de 21,6 % du total possible.[125]
Aucun brevet n’avait été octroyé dans 13 pays pour ces médicaments. On peut
conclure que, comme le taux de délivrance de brevets était aussi faible, les
brevets « ne semblent pas, en général, être un obstacle important au ...
traitement dans l'Afrique d'aujourd'hui », bien que l'on ait reconnu que cela
puisse devenir un problème lorsque l’Accord sur les ADPIC entrera en vigueur
pour tous les membres de l'OMC.[126]
Bien que la fréquence totale des brevets constatée
dans l'étude soit relativement faible dans l'ensemble, il est surprenant
qu'elle ne le soit pas encore plus, étant donné les taux de traitement très
bas, la taille limitée des marchés et le fait que peu de pays sont capables de
produire des copies génériques. Les brevets sont beaucoup plus fréquents dans
les pays où il existe des débouchés importants et des capacités technologiques.
Ainsi, en Afrique du Sud (qui représente à elle seule plus de 17 % des cas de
VIH en Afrique), 13 médicaments sur 15 sont brevetés. Il existe 6 à 8 brevets
pour ces médicaments au Botswana, en Gambie, au Ghana, au Kenya, au Malawi, en Ouganda, au Soudan,
au Swaziland, en Zambie et au Zimbabwe qui, pris tous ensemble, représentent 31
% de tous les cas de VIH dans l'Afrique subsaharienne.[127]
L'industrie souligne que la
fréquence de la délivrance de brevets est bien inférieure, ou nulle, pour un
grand nombre de médicaments qui traitent d'autres maladies. Jusqu'à la dernière
révision de cette année, moins de 5 % des médicaments figurant sur la Liste des
médicaments essentiels de l'OMS étaient brevetés.[128]
Une enquête menée par l'industrie a indiqué que 94 % des pays étudiés n'avaient
pas délivré de brevet pour des médicaments contre la tuberculose et le
paludisme, et qu’aucun n'avait de brevet concernant tous les médicaments
relatifs à ces maladies. Il n'existait absolument aucun brevet pour les
médicaments relatifs à la trypanosomiase ou aux maladies diarrhéiques.[129]
La thèse avancée par l'industrie est que, même lorsqu'il n'y a pas de
protection par brevet, les médicaments ne sont pas disponibles.[130]
Par exemple, même lorsque des vaccins sont disponibles pour diverses maladies
courantes et sont bon marché (par exemple, moins de 1 dollar pour un vaccin
polyvalent), le Programme élargi de vaccination (PEV) de l'OMS n'arrive pas, en
dépit de réussites indubitables, à atteindre une grande partie des enfants
susceptibles d’en profiter.
Cela est bien sûr vrai, mais ne veut pas dire que
le système des brevets n'a aucun effet négatif. Même si aucun brevet n'existe
pour des produits ou des pays particuliers, le système des brevets peut
néanmoins avoir un effet sur l'accès aux médicaments. La plupart des pays en
développement à faible revenu doivent pour s’approvisionner compter sur les
importations. L'existence de brevets dans les pays fournisseurs éventuels peut
permettre aux titulaires des brevets d'empêcher les produits d'être exportés
vers un autre pays, en particulier en faisant intervenir le contrôle des
circuits de distribution. C'est une autre raison pour laquelle les entreprises
sont susceptibles de rechercher sélectivement des brevets dans des pays comme
l'Afrique du Sud, parce que c'est un fournisseur potentiel pour ses voisins
plus pauvres du reste de l'Afrique australe (ou même d'ailleurs). A l'heure
actuelle, les pays importateurs où il n'existe aucune protection par brevet ont
la possibilité d'importer des produits génériques, principalement d'Inde, car
dans ce pays la protection des produits pharmaceutiques ne doit pas être
instaurée avant 2005. Mais plus tard, en vertu des dispositions de l’Accord sur
les ADPIC, les nouveaux médicaments et ceux pour lesquels des demandes de
brevets ont été déposées après 1994 seront brevetables, et la possibilité
d'effectuer ces importations diminuera par conséquent avec le temps. Toutefois,
il faut noter que tous les médicaments actuels produits en tant que génériques
en Inde ou ailleurs continueront à être disponibles pour l'exportation à
condition bien sûr qu'ils ne soient pas brevetés dans le pays d'importation.
Nous reviendrons sur cette question ci-après lorsque nous aborderons la
question des options de politique.
Brevets et
prix
L'importance
des prix des médicaments pour les consommateurs pauvres des pays en
développement est peut-être évidente. Mais il est utile de souligner que si un
malade doit payer plus pour un produit pharmaceutique à cause du brevet, il
aura par conséquent moins d'argent à dépenser pour d'autres biens essentiels à
la vie, comme la nourriture ou le
logement. D'un autre côté, ne pas prendre de médicament parce qu'il est
indisponible ou trop cher peut entraîner à long terme la maladie ou la mort.
C'est pourquoi il est essentiel d'examiner l'impact de l'introduction d'un
régime de PI sur les prix, tout en reconnaissant que les prix dépendent de
nombreux facteurs : pouvoir d'achat, concurrence et structure des marchés,
réactivité de la demande au prix, et contrôle et réglementation des prix par le
gouvernement.
Il est particulièrement difficile
d'observer directement et d'isoler l'impact de l’introduction des brevets dans
les marchés des pays en développement. Nous devons compter pour partie sur des
modèles économétriques pour simuler l'impact de l'introduction d'une protection
par brevet, et pour partie sur l'expérience des pays développés où les
fabricants de produits génériques entrent en concurrence avec ceux qui sont
fondés sur la recherche.
Il existe de nombreuses preuves
dans les pays développés que les prix des médicaments baissent considérablement
à l'expiration du brevet, en supposant qu'il existe des produits génériques
concurrents. L'importance de la baisse des prix semble dépendre du nombre de
génériques concurrents sur le marché. Les Etats peuvent encourager les
réductions de prix en facilitant l'entrée précoce de fabricants de génériques
sur le marché. Par exemple, la loi américaine de 1984 connue sous le nom de loi
de Hatch-Waxman (sur la concurrence en matière de prix des médicaments et la
restauration de la durée du brevet) est parvenue précisément à ce résultat, la
part des génériques dans les ordonnances ayant augmenté de 19 % en 1984 à 47 %
en 2000.[131]
Dans d'autres pays développés, comme le Royaume-Uni, la part des génériques sur
le marché est souvent beaucoup plus élevée. Les entreprises pharmaceutiques ont
également dépensé beaucoup d'argent pour des procès intentés par elles ou
contre lesquels elles étaient obligées de se défendre, pour retarder ou
empêcher l'entrée des génériques et pour protéger ou étendre un monopole
concernant un médicament dont les ventes sont élevées.[132]
Par conséquent, nous devons nous souvenir que les fabricants de génériques
obéissent à des motivations liées au marché de même que l'industrie des
produits fondée sur la recherche, et qu'il est nécessaire d'encourager la
concurrence au sein de l'industrie des génériques si l'on veut parvenir à des prix
de médicaments inférieurs. Une étude récente effectuée aux Etats-Unis a montré
que les prix baissaient sous l'effet de l'introduction de la concurrence par
les génériques, mais qu'il fallait au moins cinq génériques concurrents pour
pousser les prix à leur niveau minimum.[133] Le nombre de concurrents entrant sur le
marché et la vitesse à laquelle ils le font dépendra des bénéfices qu'ils
attendent. Un fait crucial a été mis
en évidence : les avantages de la concurrence ne se feront complètement
sentir que pour des marchés relativement importants ; dans les petits marchés
en effet, les fabricants de génériques seront moins nombreux à considérer que
cela vaut la peine d'y entrer, et les prix aux consommateurs seront plus
élevés. Cet élément est très important pour la position des pays en
développement, comme nous allons le voir ci-dessous.
Les pays en développement peuvent
également limiter les coûts du système des brevets pour leur population en
facilitant l'entrée et la concurrence des génériques. Mais dans la plupart des
cas, ces options sont en fait gravement limitées par la petite taille de leurs
marchés et par l’absence de capacités technologiques, productives et
réglementaires dans le pays. C'est cette absence de capacité à créer un
environnement concurrentiel à la fois pour les produits brevetés et les
produits génériques qui fait de la présence d’un brevet un élément plus
controversé que dans les marchés développés, qui peuvent beaucoup mieux
instaurer un environnement réglementaire très favorable à la concurrence.
Des
comparaisons internationales montrent que les copies de médicaments brevetés
ailleurs sont beaucoup moins chères sur les marchés qui n'offrent aucune
protection par brevet. Le marché indien, où il n'existe aucune protection, a
les prix les plus bas du monde. L'une de nos études a montré que pour 12
médicaments concernant un ensemble de maladies, les prix américains variaient
de 4 à 56 fois le prix des formules équivalentes en Inde, et pourtant un grand
nombre de personnes en Inde n'ont pas accès à ces produits.[134]
Toutefois, les études portant sur
les politiques des prix des sociétés multinationales (principalement pour les
ARV) indiquent que jusqu'à récemment la corrélation entre le prix du même
médicament et le revenu par habitant d'un pays était très faible. Cette
corrélation est attendue pour des raisons théoriques, parce que les entreprises
devraient être capables d'engranger plus de bénéfices en demandant des prix
faibles sur les marchés à faible revenu et des prix élevés sur les marchés à
revenu élevé (ce qu'on appelle prix différenciés), plutôt qu'en demandant un
prix uniforme dans le monde. Mais on a constaté que les prix variaient plus ou
moins au hasard selon les pays. Certains pays en développement payaient plus
que les prix américains et certains moins. Au mieux, on constatait un faible
rapport entre les prix de gros des médicaments et le revenu par habitant.[135]
Le prix réel pour le malade est compliqué par les droits à l'importation, les
tarifs douaniers locaux, les taxes et les bénéfices du grossiste.[136]
Il est possible
qu’au cours de ces deux dernières années cette situation ait changé dans une
certaine mesure étant donné que certaines entreprises ont baissé
considérablement leurs prix en réponse à des pressions internationales, émanant
principalement des ONG, et du fait de la concurrence potentielle des fabricants
de génériques, notamment en Inde. Par exemple, entre juillet 2000 et avril
2002, le coût annuel d'une association de trois spécialités ARV a diminué,
tombant de plus de 10 000 dollars à un peu plus de 700 dollars pour
certains groupes de consommateurs. Mais en même temps le prix générique le plus
bas pour cette association était descendu à 209 dollars.[137]
Mais pour estimer à nouveau
l'impact de l'introduction des régimes de brevets dans les pays en
développement, il est nécessaire d'utiliser des modèles économétriques. Quelques études, en nombre croissant
d'ailleurs, portent presque entièrement sur les pays en développement à faible
revenu et à revenu intermédiaire qui ont déjà des industries pharmaceutiques
importantes. Ces études démontrent que l'introduction des régimes de brevets
dans ces pays en développement a l'effet d'augmenter les prix ou le fera à
l'avenir. Les estimations varient considérablement selon les médicaments et les
pays examinés (de 12 % à plus de 200 %), mais même les estimations les plus
basses impliquent des coûts très importants pour le consommateur.[138]
La gamme des estimations indique le degré d'incertitude concernant l'effet
dynamique de l’introduction des brevets et laisse supposer que les résultats
seront déterminés très certainement par la structure du marché et la demande,
en particulier par le niveau de concurrence.
Un grand nombre de données
factuelles montrent également que la consommation de médicaments est sensible
au prix. Une étude effectuée en Ouganda a estimé que la réduction du prix d'une
trithérapie ARV, passant de 6 000 de dollars à 600 dollars par an,
augmenterait le nombre des malades ainsi traités de 1 000 à 50 000 si
elle était associée à des investissements relativement modestes dans les
infrastructures de traitement (de 4 à 6 millions de dollars).[139]
Une autre étude également réalisée en Ouganda a indiqué que les réductions de
prix dues aux rabais accordés par les fabricants de produits de marque ont
encore fait baisser l'importation des équivalents génériques, multipliant par
trois le nombre de malades traités entre 2000 et 2001.[140] Une étude économétrique globale a estimé que
l'effet de l'élimination des brevets dans un échantillon de pays en
développement serait d'augmenter l'accès aux ARV de 30 %, même si le niveau
existant actuel est très bas.[141]
L'impact de l'introduction des
systèmes de brevets se fera vraisemblablement sentir le plus profondément dans
les pays qui ont mis en place de solides industries génériques, avec un certain
niveau de concurrence qui a maintenu les prix à un bas niveau. Les données
disponibles montrent que dans certains pays l'introduction des brevets (par
exemple, l'Italie en 1978) ou le renforcement du régime, comme au Canada dans
les années 90, en augmentant la puissance du marché des multinationales
étrangères, aura pour résultat de consolider et de restructurer l'industrie
nationale. Cela pourrait entraîner des coûts significatifs pour le consommateur
du fait de la réduction de l’intensité de la concurrence sur le marché et de
l'augmentation des importations. Le fait que ces coûts puissent être compensés
par d'autres avantages (par exemple la stimulation de la recherche locale) est
fortement discuté. En Italie et au Canada, deux pays développés, les données
factuelles ne sont pas claires.[142]
En Italie, les multinationales ont repris un grand nombre d'entreprises
locales, les exportations de médicaments génériques ont baissé et les
importations de médicaments brevetés ont augmenté. Mais on n'a guère constaté
d'augmentation de la R&D. Au Canada, on peut observer une augmentation
significative de la R&D, en partie du fait d'un accord passé avec les
multinationales et des crédits d'impôt autorisés en vertu de la loi sur l'impôt
sur le revenu (1987), mais la R&D est axée sur les essais précliniques et
cliniques et l'amélioration des procédés de fabrication, plutôt que sur la mise
au point de nouvelles molécules.[143]
Dans ces deux pays, le contrôle des prix a été utilisé pour limiter les
augmentations de prix des produits brevetés.
Dans les pays en développement
ayant des industries génériques solides, les perspectives sont également
incertaines. D'un côté, les fabricants de médicaments principalement génériques
vont vraisemblablement souffrir de l'introduction d'une protection par brevet,
et le consommateur et l’Etat devront payer davantage pour les médicaments qui
bénéficient d'une protection par brevet. D'autre part, les fabricants en train
de mettre en place une capacité de recherche ou capables d'obtenir des licences
concédées par des multinationales pourront retirer des avantages de la
protection par brevet. Ces conséquences contradictoires expliquent pourquoi
l'introduction d'une protection par brevet en Inde est si controversée.
Certaines sections de l'industrie pharmaceutique indienne appuient
l'introduction de la protection par brevet et organisent leur recherche de
manière à anticiper cette introduction, alors que d'autres sections s'y
opposent de toutes leurs forces. Et bien sûr elle est fortement discutée par
les groupes de consommateurs et les ONG.
De manière plus générale, à
mesure que l'Accord sur les ADPIC est mis en œuvre, il ne sera plus possible de
fournir de copies génériques des nouveaux médicaments. A l'heure actuelle, la
menace de concurrence internationale de la part des fabricants de copies
génériques de produits brevetés est un facteur limitant les prix qui peuvent
être demandés dans les pays n'ayant pas de régime de brevets, et dans une
moindre mesure dans les pays dotés de régimes de brevets où il existe une
menace crédible d'octroi de licences obligatoires. Quand tous les pays
producteurs auront une législation en matière de brevets, les génériques seront
de plus en plus limités aux anciens médicaments dont le brevet aura expiré. La
situation ne sera guère différente de ce qu'elle est actuellement dans les pays
développés, mais les pays en développement rencontreront toujours des
difficultés pour payer les nouveaux médicaments brevetés. Il faudra trouver des
moyens au sein du système des brevets et en dehors pour instaurer un
environnement concurrentiel qui permettra de compenser l'effet négatif des
brevets sur le prix demandé aux consommateurs des pays en développement. Nous
examinons ci-après plusieurs mesures qui devraient être prises en compte pour
que le système des brevets renforce le droit d'un pays à protéger la santé
humaine et à promouvoir l'accès aux médicaments, conformément à la Déclaration
de Doha sur l’Accord sur les ADPIC et la santé publique (ci-après dénommée «
Déclaration de Doha » – voir Encadré 2.1).
Certains font valoir, par exemple l'industrie
pharmaceutique, que le facteur qui limite le plus l'accès aux médicaments dans
les pays en développement est non pas la protection par brevet, mais
l'insuffisance des dépenses consacrées aux soins de santé dans les pays en
développement et l'absence des infrastructures sanitaires nécessaires pour
administrer les médicaments de manière sûre et efficace. Administrer les
médicaments de manière malencontreuse peut contribuer à faire apparaître une
résistance, en dehors du fait qu’ils perdent leur efficacité. Dans le cas du
VIH, en raison des nombreuses mutations du virus, une large distribution des
ARV sans la mise en place d'infrastructures adaptées peut contribuer à
l'émergence d'une résistance aux médicaments.[144]
Il a également été avancé que des versions génériques de médicaments brevetés pourraient
être d'une qualité inférieure, ou même dangereuses.[145]
Un rapport émanant de l'association des industries
pharmaceutiques américaines affirme :
«
Gênées par des ressources financières limitées, les capacités de ces pays
d'endiguer le SIDA et de traiter tout un ensemble d'autres maladies mortelles
sont compromises par des infrastructures inadaptées, des traditions culturelles
qui font obstacle aux soins et la mauvaise gestion des systèmes de soins de
santé. Certains pays en développement sont également gênés par un pouvoir
politique qui n'a pas la volonté d’affronter ou même de reconnaître les besoins
de soins de santé de son pays. »[146]
Outre les brevets, plusieurs facteurs ont une
influence sur les prix des médicaments, comme les tarifs douaniers et d’autres
formes de fiscalité indirecte.[147]
C’est peut-être faire preuve d’esprit de contradiction que de se plaindre de
l’impact des brevets sur les prix, tout en ignorant d’autres politiques
nationales qui auraient un effet semblable. Il est par conséquent important que
la fiscalité nationale fonctionne de manière à favoriser les mesures de santé
publique, tout comme devrait le faire le système des brevets.
Afin de répondre aux préoccupations concernant
l’administration des médicaments contre le SIDA, l’OMS a fait paraître cette
année les premières directives thérapeutiques pour l’utilisation des ARV dans
les environnements pauvres et elle a publié une liste des fabricants et
produits (y compris onze ARV) qui répondent aux normes de qualité de l’OMS applicables
aux fournisseurs des institutions des Nations Unies. Cette liste comporte
actuellement des producteurs de produits brevetés aussi bien que de plusieurs
versions génériques, notamment, jusqu'ici, deux fournisseurs indiens. De plus,
l’OMS a inclus pour la première fois douze ARV pour le traitement du SIDA (deux
s’y trouvaient déjà, mais pour le traitement de la transmission mère-enfant)
sur sa Liste des médicaments essentiels.[148]
On discute beaucoup pour savoir dans quelle mesure
les brevets et autres facteurs déterminent l’accès aux médicaments. Nous
estimons qu’il faut que tous ces facteurs soient pris en considération, mais
aussi qu’améliorer les dispositions de la PI pour atteindre les objectifs de
santé publique ne peut pas remplacer la nécessité d’aborder les questions de
politique, d’infrastructures et de ressources en vue des mêmes objectifs. Ces
deux voies doivent être explorées, et en explorer une n’a rien à voir avec la
capacité d’explorer l’autre. L’un des participants à notre conférence a déclaré
:
« …
Je voudrais dissuader la Commission d’arriver à la conclusion dans ce
débat {que tout dépend} des
infrastructures et des ressources. Si c’est ça la conclusion, je pense que vous
auriez dit à ce moment-là ce que le titre constate : « Les
populations sont pauvres ». Par conséquent ne faites pas de
recommandations sur le fait que les populations sont pauvres, parce que nous le
savons. Nous essayons de résoudre leurs problèmes, non pas de leur dire
qu’elles sont pauvres. »[149]
Il
faut que les pays adoptent un éventail de politiques visant à améliorer l’accès
aux médicaments. Il est essentiel de consacrer des ressources supplémentaires à
l'amélioration des services, des mécanismes de prestation et des
infrastructures. D’autres politiques macroéconomiques doivent être harmonisées
avec les objectifs de la politique sanitaire. Il en va de même pour le régime
de PI. Les pays doivent s'assurer que leurs régimes de protection de la PI ne
vont pas à l’encontre de leurs politiques de santé publique, mais au contraire
qu’ils sont compatibles avec celles-ci et les soutiennent.
CONSEQUENCES
EN MATIERE DE POLITIQUE GENERALE
Pour examiner les conséquences en
matière de politique générale, notre discussion devra se référer à la
Déclaration de Doha convenue à la Réunion ministérielle de l’OMC à Doha en
novembre 2001 (voir Encadré 2.1). Les ministres ont précisé que l’Accord sur
les ADPIC ne devait pas empêcher les pays de prendre des mesures pour protéger
la santé publique. Ils ont confirmé que, conformément aux termes de l’Accord,
des licences obligatoires pouvaient être accordées pour certaines raisons
précisées par les pays membres. En outre, des importations parallèles
pourraient également approvisionner le marché intérieur (selon ce que l’on
appelle en droit la doctrine de « l’épuisement des droits »).[150]
Ils ont admis qu’un problème spécial existait dans le cas des pays ayant des
capacités de fabrication insuffisantes en ce qui concerne le recours aux
licences obligatoires et ont donné pour instruction au Conseil des ADPIC de
trouver une solution d’ici la fin de l’année. Les membres sont également
convenus d’exempter les pays les moins avancés jusqu’en 2016 de la mise en
œuvre, de l’application et de la vérification de la protection des données
d’essai et des produits pharmaceutiques[151].
Le Conseil des ADPIC a confirmé cette décision le 27 juin 2002, en même temps
qu’il a approuvé une dérogation qui exempterait les PMA d’avoir à accorder des
droits commerciaux exclusifs pour tout nouveau médicament pendant la période
durant laquelle ils ne fournissent pas de protection par brevet. Cette dernière
dérogation, qui a été approuvée par le Conseil général de l’OMC, doit être
revue annuellement par la Conférence ministérielle de l’OMC (ou le Conseil
général entre réunions ministérielles) jusqu’à son terme.
Nos recommandations partent du principe que, pour
la plupart des pays en développement, tout avantage concret découlant de la
mise au point de nouvelles thérapies pour des maladies qui les touchent se
manifestera, au mieux, sur le long terme, alors que les coûts de la mise en
œuvre d’un système de brevets sont à la fois réels et immédiats. Par
conséquent, nous concentrerons nos efforts sur les mesures au sein du système
de PI qui vont réduire au minimum les prix des médicaments tout en maintenant
leur disponibilité. Comme indiqué plus haut, nous n’avons pas trouvé de preuve
montrant que ces mesures diminuent la motivation de la recherche sur des
maladies spécifiques aux pays en développement, parce que c’est l’absence de
demande plutôt que l’existence d’un système de PI qui en est la cause. Mais
nous reconnaissons qu’étant donné que ce domaine est inconnu, il faudrait
continuer les recherches pour voir si la mise en œuvre de l’Accord sur les
ADPIC affecte dans la pratique à la fois l’incitation à la recherche et l’accès
aux médicaments, notamment à long terme.
Encadré 2.1 Déclaration ministérielle de Doha de
l’OMC sur l’Accord sur les ADPIC et la santé publique
Adoptée le 14 novembre 2001
1. Nous
reconnaissons la gravité des problèmes de santé publique qui touchent de
nombreux pays en développement et pays les moins avancés, en particulier ceux
qui résultent du VIH/SIDA, de la tuberculose, du paludisme et d’autres épidémies.
2. Nous
soulignons qu’il est nécessaire que l’Accord de l’OMC sur les aspects des
droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (Accord sur les
ADPIC) fasse partie de l’action nationale et internationale plus large visant à
remédier à ces problèmes.
3. Nous
reconnaissons que la protection de la propriété intellectuelle est importante
pour le développement de nouveaux médicaments. Nos reconnaissons aussi les
préoccupations concernant ses effets sur les prix.
4. Nous
convenons que l’Accord sur les ADPIC n’empêche pas et ne devrait pas empêcher
les Membres de prendre des mesures pour protéger la santé publique. En
conséquence, tout en réitérant notre attachement à l’Accord sur les ADPIC, nous
affirmons que ledit accord peut et devrait être interprété et mis en œuvre
d’une manière qui appuie le droit des Membres de l’OMC de protéger la santé
publique et, en particulier, de promouvoir l’accès de tous aux médicaments.
A ce sujet, nous réaffirmons le droit des Membres de l’OMC
de recourir pleinement aux dispositions de l’Accord sur les ADPIC, qui ménagent
une flexibilité à cet effet.
5. En
conséquence, et compte tenu du paragraphe 4 ci-dessus, tout en maintenant nos
engagements dans le cadre de l’Accord sur les ADPIC, nous reconnaissons que ces
flexibilités incluent ce qui suit :
a) Dans l’application des règles coutumières
d’interprétation du droit international public, chaque disposition de l’Accord
sur les ADPIC sera lue à la lumière de l’objet et du but de l’Accord tels
qu’ils sont exprimés, en particulier, dans ses objectifs et principes.
b) Chaque Membre a le droit d’accorder des licences
obligatoires et la liberté de déterminer les motifs pour lesquels de telles
licences sont accordées.
c) Chaque Membre a le droit de déterminer ce qui constitue
une situation d’urgence nationale ou d’autres circonstances d’extrême urgence,
étant entendu que les crises dans le domaine de la santé publique, y compris
celles qui sont liées au VIH/SIDA, à la tuberculose, au paludisme et à d’autres
épidémies, peuvent représenter une situation d’urgence nationale ou d’autres
circonstances d’extrême urgence.
d) L’effet des dispositions de l’Accord sur les ADPIC qui se
rapportent à l’épuisement des droits de propriété intellectuelle est de laisser
à chaque Membre la liberté d’établir son propre régime en ce qui concerne cet
épuisement sans contestation, sous réserve des dispositions en matière de
traitement NPF et de traitement national des articles 3 et 4.
6. Nous
reconnaissons que les Membres de l’OMC ayant des capacités de fabrication
insuffisantes ou n’en disposant pas dans le secteur pharmaceutique pourraient
avoir des difficultés à recourir de manière effective aux licences obligatoires
dans le cadre de l’Accord sur les ADPIC. Nous donnons pour instruction au
Conseil des ADPIC de trouver une solution rapide à ce problème et de faire
rapport au Conseil général avant la fin de 2002.
7. Nous
réaffirmons l’engagement des pays développés Membres d’offrir des incitations à
leurs entreprises et institutions pour promouvoir et encourager le transfert de
technologie vers les pays les moins avancés Membres conformément à l’article
66:2. Nous convenons aussi que les pays les moins avancés Membres ne seront pas
obligés, en ce qui concerne les produits pharmaceutiques, de mettre en œuvre ou
d’appliquer des sections 5 et 7 de la Partie II de l’Accord sur les ADPIC ni de
faire respecter les droits que prévoient ces sections jusqu’au 1er
janvier 2016, sans préjudice du droit des pays les moins avancés Membres de
demander d’autres prorogations des périodes de transition ainsi
qu’il est prévu à l’article 66:1 de l’Accord sur les ADPIC.
Nous donnons pour instruction au Conseil des ADPIC de prendre les dispositions nécessaires pour donner effet à cela en
application de l’article 66:1 de l’Accord sur les ADPIC.
Prix différenciés
Comme nous l’avons indiqué, la
fixation de prix différenciés devrait être, en principe pour les entreprises
mondiales, une manière rationnelle du point de vue économique de maximiser
leurs bénéfices sur des produits qui sont vendus à la fois sur des marchés à
faible revenu et à revenu élevé.[152]
Elle devrait également permettre de veiller à ce que les populations pauvres
obtiennent des produits moins chers.
Plusieurs initiatives existent
pour faciliter un système mondial de prix différenciés. Comme indiqué plus
haut, nombre d’autres facteurs, outre les DPI, affectent les prix et la
disponibilité des médicaments. Lorsqu’on établit un système de prix
différenciés, qui permettrait à des prix bas dans les pays en développement de
coexister avec des prix élevés dans les pays développés, il faut tenir compte
de deux facteurs importants :
·
Les marchés ayant des niveaux de prix
différents doivent être segmentés de sorte que les médicaments à bas prix ne
puissent entrer sur les marchés où ils ont un prix plus élevé. Ceci signifie un
contrôle des exportations et des importations des produits en question.
·
Les décisions en matière de fixation
des prix sur les marchés où les prix sont
plus élevés, lorsque ceux-ci sont fixés ou influencés par la politique
officielle, ne doivent pas être prises en faisant référence aux marchés où les
prix sont bas.
Ce deuxième
facteur ne tient pas compte de considérations de PI, mais constitue un problème
politique dans nombre de pays développés en raison des variations de prix des
produits pharmaceutiques, même entre pays développés, et des pressions qui
s’exercent sur les budgets des malades, des régimes d'assurance et de l’Etat
pour faire face aux coûts de plus en plus élevés des médicaments brevetés.
Mais les
instruments du système de PI, notamment les importations parallèles et les licences obligatoires, joueront
vraisemblablement un rôle essentiel dans l’élaboration de prix différenciés et
la segmentation du marché. Afin de veiller au fonctionnement efficace du
système de prix différenciés, les lois des pays en développement devraient
maintenir le droit du gouvernement à admettre des importations parallèles et à
octroyer des licences obligatoires.
Nous connaissons l’existence de
réductions de prix récentes et de plusieurs programmes spéciaux utilisés par
certaines sociétés, parfois en coopération avec des institutions
internationales, pour fournir des médicaments avec un fort rabais ou
gratuitement et, en accord avec le gouvernement local et les ONG, des infrastructures capables de veiller à ce
qu’ils parviennent aux malades. Ces offres ne s’appliquent en général que si
les acheteurs sont des gouvernements, des ONG, des organisations d’aide ou des
employeurs du secteur privé, et non pas des fournisseurs commerciaux de
médicaments. Il s’agit là bien sûr de contributions tout à fait bienvenues pour
améliorer l’accès aux médicaments dans les pays en développement.[153]
Mais il faut également trouver des solutions plus ambitieuses, qui soient
également durables, aux problèmes de santé publique graves qui sont abordés.
C’est pourquoi les efforts doivent se poursuivre pour que ce système de prix
différenciés devienne réalité.
En principe il
est n’est pas souhaitable que des restrictions limitent la libre circulation
des produits lorsqu’ils sont placés sur le marché par un fabricant. Mais en
pratique, et strictement dans le but d’assurer que les produits à prix plus bas
sont fournis à ceux qui ont besoin de ces prix bas et seulement à eux, il
pourrait être nécessaire de déroger à ce principe général. Par conséquent, une
composante importante de l’instauration d’un système de prix différenciés,
c’est la nécessité d’une segmentation des marchés pour empêcher que les
produits à bas prix menacent les marchés où les prix sont élevés. C’est
pourquoi les pays développés doivent impérativement installer des mécanismes
efficaces pour empêcher les importations parallèles de médicaments. Ceci existe
déjà en grande partie aux Etats-Unis et dans L'UE, mais ne semble pas être le
cas au Japon.[154]
Les pays développés devraient maintenir et
renforcer leurs régimes législatifs afin de prévenir les importations de
produits pharmaceutiques à bas prix en provenance des pays en développement.
Toutefois, pour
assurer la segmentation des marchés, il serait également souhaitable que les
pays en développement prennent des mesures pour empêcher les exportations vers
les pays développés de médicaments qui font partie d’un don ou d’un programme
de prix différenciés. Il est particulièrement important d’éviter le
détournement de ces produits des malades à qui ils sont destinés. Mais, étant
donné que les capacités de faire respecter cet état de chose sont limitées, le
fardeau de la segmentation entre pays développés et pays en développement
devra, pour être réaliste, incomber principalement aux pays développés.
Les pays en
développement ne devraient pas éliminer les sources potentielles d’importations
à faibles coûts en provenance d’autres pays en développement ou des pays
développés. Pour que les importations parallèles constituent une mesure
encourageant réellement la concurrence dans un scénario se conformant
entièrement aux dispositions de l’Accord sur les ADPIC, elles devraient pouvoir
être autorisées chaque fois que les droits du titulaire du brevet sont épuisés
dans le pays étranger. Etant donné que l’Accord sur les ADPIC permet aux pays
de concevoir leurs propres régimes d’épuisement des droits (question qui a été
réaffirmée à Doha), les pays en développement devraient prévoir dans leur
législation des dispositions facilitant les importations parallèles.
Octroi de licences obligatoires
Comme indiqué
plus haut, le résultat de la mise en œuvre de l’Accord sur les ADPIC sera de
réduire l’offre de copies génériques de produits brevetés. Ainsi disparaîtra un
important facteur de limitation et de réduction des prix des produits brevetés
dans les pays en développement. Mettre en place une législation et des
procédures efficaces pour l'octroi de licences obligatoires peut avoir un rôle
important à jouer pour maintenir une politique de DPI favorable à la
concurrence dans le nouvel environnement. Nous considérons l'octroi de licences
obligatoires non pas comme une panacée, mais plutôt comme une police
d’assurance essentielle pour prévenir les abus du système de PI.
Bien que l’Accord sur les ADPIC
autorise l'octroi de licences obligatoires (comme le précise la Déclaration de
Doha), sous certaines conditions et selon certaines procédures, les pays en
développement ne l’ont pas encore utilisé. Il est ironique de constater que ce
sont les pays développés qui recourent le plus activement aux licences
obligatoires (et pas seulement dans le domaine pharmaceutique) pour plusieurs
objectifs, notamment et c’est important de le noter, les procès anti-trust aux
Etats-Unis. Le Canada a fait grand usage des licences obligatoires dans le
domaine pharmaceutique de 1969 jusqu’à la fin des années 80. Ceci a permis que
les prix des médicaments sous licence soient inférieurs de 47 % à ceux des
Etats-Unis en 1982.[155]
Le Royaume-Uni a également eu recours aux licences obligatoires jusque dans les
années 70, notamment pour d’importants médicaments comme le Librium et le Valium. Plus récemment, en 2001, le
ministre américain de la Santé et des Services humains a envisagé publiquement
la possibilité de fournir des équivalents génériques avant ses négociations
avec Bayer (le titulaire du brevet) pour l’achat du médicament Cipro afin de
faire face aux conséquences des attaques à l'anthrax, bien qu’en fin de compte
un accord ait été conclu avec Bayer.[156]
Les pays en développement n’ont
pas utilisé ce système pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il exige une
infrastructure administrative et juridique inexistante dans de nombreux pays en
développement. Deuxièmement, les pays en développement craignent la menace de
sanctions éventuelles, qu’elles soient bilatérales ou multilatérales.
Troisièmement, l'octroi de licences obligatoires doit être
« principalement pour le marché intérieur ». Quatrièmement, le mot «
obligatoire » se réfère à la limitation légitime
des droits du titulaire du brevet par un gouvernement. Le producteur réel d’un
médicament sous licence le fabrique volontairement et pour un bénéfice (tout au
moins dans le cas d’un titulaire de licence du secteur privé). Ainsi, le
titulaire de la licence doit détenir le savoir‑faire nécessaire à
l’ingénierie inverse et à la fabrication du médicament sans la coopération du
titulaire du brevet, et il doit prévoir que le marché sera suffisamment
important pour justifier les coûts d’investissement et de fabrication, et pour
rémunérer correctement le titulaire du brevet. Si ces conditions ne sont pas
remplies, la menace d’une licence obligatoire ne sera pas crédible.
La menace de l'octroi de licences
obligatoires a été utilisée avec succès par le Brésil dans la réalisation de
son programme national MST/SIDA (voir Encadré 2.2). Grâce à ses capacités de
recherche et au développement des capacités de fabrication du secteur public, le
Brésil a été en mesure d’utiliser la menace de l'octroi de licences
obligatoires dans ses négociations avec les entreprises pharmaceutiques. Cela
comprend notamment la capacité d’utiliser les estimations de ses propres coûts
de production avec une licence obligatoire lors de la négociation des prix avec
les titulaires des brevets. Mais il y a relativement peu de pays en
développement se trouvant dans la même position que le Brésil, de sorte que la
menace sera dépourvue de crédibilité dans la plupart d’entre eux, sauf s’ils
peuvent compter sur des importations des pays ayant les capacités
nécessaires.
Encadré
2.2 Programme national brésilien MST/SIDA (NSAP)
La mission principale du Programme national brésilien
MST/SIDA (NSAP) consiste à mettre les médicaments contre le VIH/SIDA
gratuitement à la disposition de tous les citoyens qui en ont besoin, par
l’intermédiaire du système national de soins de santé publique. Le NSAP a
commencé au début des années 90 et le traitement des malades atteints du VIH/SIDA
est devenu une obligation juridique en 1996. Avec l’aide des ONG concernées par
le VIH/SIDA, il a été procédé à une majeure réorganisation du réseau national
de services de santé publique pour la distribution des médicaments, le
dépistage et les soins pour le SIDA. Il existe actuellement des centaines
d’unités dispensant des médicaments dans tout le pays.
Le NSAP fournit actuellement des antirétroviraux à près de
105 000 personnes atteintes du VIH/SIDA sur un chiffre estimé à
600 000 au Brésil. Il a permis la réduction de moitié du nombre des cas de
VIH et de mortalité chez les sidéens, par rapport au chiffre prévu au début des
années 90. Les admissions à l’hôpital ont baissé de 80 % depuis 1996. Ainsi,
bien le programme soit coûteux (le coût annuel total est d’environ 500 millions
de dollars sur un budget de santé total de 10 milliards de dollars), les
dépenses évitées du fait de la réduction de la maladie, de l’hospitalisation et
d’autres conséquences du VIH/SIDA commencent à permettre d’équilibrer ce budget.
Le ministère de la Santé brésilien estime qu’en 2001, le coût final du NSAP
était négatif (économie nette de 50 millions de dollars) si l’on inclut dans ce
calcul les frais relatifs à la morbidité réduite.[157]
Les médicaments contre le SIDA
ont absorbé 300 millions de dollars des ressources de ce programme. Le coût de
l’acquisition des médicaments antirétroviraux a diminué récemment, car le
ministère de la Santé/NSAP a mis au point une production locale dans le secteur
public, établissant des laboratoires nationaux et des instruments permettant de
négocier avec des sociétés multinationales, notamment à l’aide de la menace
d'octroi de licences obligatoires. Far-Manguinhos (qui fait partie de la
Fondation Oswaldo Cruz - FIOCRUZ) est le principal producteur de médicaments
pour le gouvernement et a mis au point la technologie qui permet de fournir au
pays des médicaments antirétroviraux à bas prix. Cet institut produit déjà sept
des quinze médicaments utilisés dans le cocktail antirétroviral offert au Brésil.
Aucun de ces médicaments n’est breveté au Brésil. Leur prix, lors de leur mise
au point par la production locale, a baissé d’en moyenne 72,5 % entre 1996 et
2000. En 1999, 47 % des antirétroviraux étaient produits au Brésil mais ne
représentaient que 19 % des dépenses totales. Ainsi, 81 % des dépenses étaient
consacrées aux antirétroviraux achetés aux sociétés multinationales.
Comme Far-Manguinhos a les capacités techniques lui
permettant d’effectuer une ingénierie inverse des médicaments brevetés, et d’estimer
de manière réaliste les coûts de production, le ministère de la Santé se trouve
dans une forte position de négociation pour obtenir des réductions de prix des
producteurs étrangers, soutenue par la menace crédible de l'octroi de licences
obligatoires. En 2001, le ministre de la Santé a utilisé cette démarche avec
Roche et Merck pour leurs médicaments Nelfinavir et Efavirenz, négociant
finalement des réductions de prix de 40 à 70 %.
Même si le programme brésilien a été reconnu généralement
comme un modèle possible pour d’autres pays, il faut noter que le coût de ce
programme représente près de 5 000 dollars par an par personne traitée,
soit 800 dollars pour chaque personne infectée par le VIH, ou 3 dollars pour
chaque personne au Brésil. Le Brésil a ainsi accordé la priorité au traitement du
VIH/SIDA. Cet effort financier a été possible parce que le Brésil est un pays
en développement relativement riche et qu’il a toute proportion gardée un
faible taux d’infection par le VIH. De plus, son savoir-faire technique permet
au ministère de la Santé de négocier de véritables réductions de prix. Comme
indiqué ci-dessus, il s’agit probablement là d’un investissement qui est
rentable parce qu’il réduit la mortalité et la morbidité. Mais il est possible
que l’investissement initial de ce genre de programme soit hors de portée des
pays pauvres sans une aide extérieure, étant donné leurs taux d’infection par
le VIH beaucoup plus élevés. Pour ces pays, des capacités technologiques
médiocres constituent également une limitation en l’absence de moyens efficaces
d'octroi de licences obligatoires, comme cela a été proposé à Doha.
Dispositions
nationales concernant l'octroi de licences obligatoires
Dans les pays en développement,
un obstacle majeur à l'octroi de licences obligatoires est l’absence de
procédures législatives et administratives directes pour le mettre en œuvre.
Comme les systèmes juridiques de la plupart des pays en développement sont
surchargés, il conviendrait de mettre sur pied un système administratif quasi‑judiciaire
et indépendant chargé de la mise en œuvre de l'octroi de licences obligatoires.
Ses éléments essentiels comprendraient :
·
des procédures directes, transparentes
et rapides
·
des procédures de recours qui ne
suspendent pas l’exploitation de la licence
·
une législation qui exploite totalement
les flexibilités de l’Accord sur les ADPIC s’agissant de déterminer les motifs
pour lesquels des licences obligatoires peuvent être octroyées, ainsi que pour
une utilisation non commerciale par les pouvoirs publics, y compris la
production pour l’exportation (voir ci-dessous)
·
des directives claires, faciles à
appliquer et transparentes pour fixer les taux des redevances (qui peuvent
varier).
Il y a beaucoup à apprendre de
l’expérience des pays développés, notamment du Canada qui semble avoir eu le
programme le plus complet. Le Canada a fixé un taux de redevance plus ou moins
universel de 4 %, qui découle d’un précédent fixé lors d’un arrêt de principe.
La pratique américaine varie considérablement, avec des taux allant de très bas
à très élevés, selon les décisions des tribunaux. Les pays en développement
devront mettre au point des règles et procédures adaptées à leurs propres
circonstances pour fixer les taux de redevance, mais l’expérience des autres pays
montre que ces redevances n’ont nul besoin d’être fixées à un niveau très
élevé.
Les pays en développement doivent
aussi envisager d’adopter dans ce contexte des dispositions fermes concernant
l’utilisation par les pouvoirs publics à des fins non commerciales. Ceci
diffère de l'octroi de licences obligatoires tout en ayant un effet semblable
pour la santé publique. Ici aussi, nombre de pays développés (et en
développement) ont de telles dispositions dans leurs législations. Dans les
pays du Commonwealth, elles ont été instituées par la loi britannique de 1883,
toujours en vigueur.[158]
Ces pouvoirs sont très étendus et ne précisent pas en détail les circonstances
particulières dans lesquelles ils peuvent être utilisés. Par exemple, en
Nouvelle-Zélande :
« … tout ministère … peut fabriquer, utiliser,
exploiter et vendre toute invention brevetée pour les services de la Couronne
et tout ce qui est fait en application de cette sous-section ne représente pas
de contrefaçon du brevet concerné. »[159]
Les pays en développement
devraient établir des lois et des procédures leur permettant de recourir aux
licences obligatoires et prendre des dispositions appropriées pour
l’utilisation officielle.
Le paragraphe
six de la Déclaration de Doha donne instruction au Conseil des ADPIC de trouver
une solution rapide au problème auquel doivent faire face certains pays ayant
des capacités de fabrication insuffisantes dans le domaine pharmaceutique. Il
définit le problème comme l’incapacité de ces pays à recourir aux licences
obligatoires pour obtenir les produits pharmaceutiques nécessaires d’un
producteur situé sur leur territoire. Normalement, une licence obligatoire
pourrait être utilisée dans ce but, le pays pouvant par l'octroi d’une licence
obligatoire autoriser un fabricant national à produire cet article sur son
territoire ou un importateur à se le
procurer ailleurs. Toutefois, les pays dont on sait qu’ils ont ce
problème ne peuvent s’adresser à un fabricant national pour des produits en
vertu de cette démarche et auraient besoin d’avoir recours à un fabricant d’un
autre pays.
Nous reconnaissons qu’il est
important de trouver la bonne interprétation des dispositions de l’Accord sur
les ADPIC ou de les modifier correctement, compte tenu du scénario à long terme
lorsque la protection par brevet s’appliquera aux pays qui peuvent actuellement
produire et exporter des copies génériques de médicaments brevetés. Le besoin
primordial consiste à trouver une solution concurrentielle pour le marché des
médicaments brevetés dans les pays en développement après l’entrée en vigueur
complète de l’Accord sur les ADPIC, de telle sorte qu’il soit possible de se
procurer des médicaments rapidement, de manière régulière et au coût le plus
bas possible. Ceci s’applique dans le cas où la fourniture directe de
médicaments brevetés comprend tout un ensemble de substituts thérapeutiques, ou
bien dans celui d’un approvisionnement par octroi de licences
obligatoires.
L'octroi de licences obligatoires
doit être considéré comme un moyen pour parvenir à un objectif, qui dans ce cas
consiste à faire baisser le coût des médicaments dans les pays en développement
autant que possible de manière à en faciliter l’accès. Ceci étant, le seul but
de l'octroi de licences obligatoires est de permettre d’atteindre cet objectif.
Comme on l’a indiqué plus haut, outre les aspects juridiques et administratifs,
l'octroi de licences obligatoires ne sera efficace que si le titulaire de la
licence obligatoire voit une possibilité d’obtenir un rendement raisonnable de
son investissement en demandant un prix significativement plus bas que le
titulaire du brevet (ou son titulaire de licence).
A l’heure actuelle, plusieurs pays,
notamment ceux qui sont dotés de marchés intérieurs importants, ont la capacité
de produire des copies bon marché de médicaments, ce qui deviendra beaucoup
plus difficile après 2005. A ce moment‑là, contrairement à aujourd’hui,
les fabricants dans ces pays n’auront aucune motivation pour procéder à une
ingénierie inverse des médicaments nouvellement brevetés, ni pour prendre
d’autres mesures nécessaires pour la fabrication et la vente (y compris
l’obtention de l’approbation réglementaire), car le marché intérieur sera
fermé. Ainsi, les substituts génériques des médicaments brevetés actuellement
disponibles disparaîtront progressivement. Les titulaires de licences
obligatoires éventuels devront par conséquent demander un prix beaucoup plus
proche du coût économique véritable (y compris les coûts de démarrage et de
fabrication), au lieu d’avoir la possibilité de fournir des produits génériques
immédiatement disponibles à des niveaux de prix qui tiennent compte du fait que
les coûts de démarrage ont déjà été amortis dans une certaine mesure sur le
marché intérieur. De plus, si les investissements nécessaires sont seulement
engagés si une licence obligatoire est disponible, il y aura inévitablement de
longues périodes d’attente avant que le médicament parvienne réellement aux
malades concernés.[160]
En outre, certaines indications montrent que l’ingénierie inverse des nouveaux
médicaments est intrinsèquement plus difficile dans le cas des produits
biopharmaceutiques que dans la chimie traditionnelle des procédés.
Ceci suggère donc que, sans
précautions spéciales, l'octroi de licences obligatoires en tant qu’instrument
de réduction des prix pourrait être une possibilité plus limitée qu’à l’heure
actuelle, même dans les quelques pays en développement technologiquement
avancés. Pour la plupart des pays, le seul fournisseur acceptable pourrait très
bien être le titulaire du brevet (ou son titulaire de licence).
Par conséquent, nous considérons
que le problème identifié à Doha est tout autant économique que juridique. Une
solution quasi‑juridique comme celle qui a pu être identifiée par le
Conseil des ADPIC est nécessaire, mais elle n’est en aucune manière suffisante
pour résoudre le problème que nous avons posé. En particulier, la solution
quasi‑juridique sera d’autant moins efficace que l'octroi de licences
obligatoires sera protégé par des restrictions. Il est possible que ces
restrictions soient un obstacle à l’efficacité de l'octroi de telles licences
en tant qu’argument de poids pour les pays en développement lorsqu’ils
négocieront les prix avec les titulaires des brevets : il ne sera efficace
en effet que si l’alternative que représente l'octroi de licences obligatoires
est une proposition viable du point de vue économique.
Dans cette section,
nous examinons les diverses propositions présentées par différents pays et
groupes de pays quant à la résolution par l’OMC du problème visé au paragraphe
6 de la Déclaration de Doha. Ceci porte sur le fond des articles 28 (Droits
conférés), 30 (Exceptions aux droits
conférés) et 31 f) de l’Accord sur les
ADPIC, l’article 31 traitant des « autres utilisations sans autorisation
du détenteur du droit ». L’article 31 f) prévoit qu’une licence
obligatoire doit être accordée « principalement pour l’approvisionnement
du marché intérieur du Membre qui a autorisé cette utilisation ».
Les pays ayant des capacités de
fabrication insuffisantes ou n’en disposant pas ne peuvent par conséquent pas
accorder une licence obligatoire à un fabricant du pays ni à un fabricant
étranger, parce que la portée des brevets est territoriale. A l’heure actuelle,
ces pays peuvent octroyer une licence obligatoire à un importateur, qui
pourrait s’approvisionner auprès d’un fabricant de génériques dans un pays où
le produit n’est pas breveté. Après 2005, cette option ne sera pas possible
pour les médicaments qui sont brevetés dans le pays fournisseur.
L’effet
pratique de cette disposition revient à retirer pratiquement toute valeur aux
dispositions d'octroi de licences obligatoires pour les pays qui sont
susceptibles d'en avoir le plus besoin, c’est‑à‑dire les plus
pauvres, car n’ayant que des capacités de fabrication intérieure limitées, il
n’y aura personne dans ces pays pour invoquer ces dispositions. Celles-ci
laissent donc totalement à désirer et la Déclaration de Doha reconnaît à bon
droit qu’une solution rapide doit être trouvée à ce problème.
La Déclaration de Doha soulève
plusieurs problèmes d’interprétation et nous allons en évoquer quelques-uns en
passant. Elle note que les pays sont libres de déterminer les motifs pour
lesquels des licences obligatoires sont accordées (paragraphe 5b) et ont le
droit de déterminer ce qui constitue « une situation d’urgence nationale
ou d’autres circonstances d’extrême urgence » (paragraphe 5c). Cette
dernière disposition traduit le raccourci de procédure autorisé dans ces
circonstances en application de l’article 31 b) de l’Accord sur les ADPIC.
Ainsi, le paragraphe 6 vise des procédures d'octroi de licences obligatoires
dans le secteur pharmaceutique nécessaires pour les « problèmes de santé
publique ... en particulier ceux qui résultent du VIH/SIDA, de la tuberculose,
du paludisme et d’autres épidémies » (paragraphe 1).[161]
Il ne vise pas, comme on l’a parfois supposé, uniquement l'octroi de licences
obligatoires en cas de crise grave ou de situation d’urgence. Il n’est pas non plus limité à un
type de maladie particulier.
Il faut aussi préciser quels sont
les pays ayant des capacités de fabrication insuffisantes ou n’en disposant
pas. Ici encore, nous pensons qu’il faut donner une interprétation économique.
Si la production d’un médicament nécessaire est techniquement possible mais
extrêmement coûteuse, l'octroi d’une licence obligatoire nationale ne sert à
rien. Si l’on recherche un accès abordable à des médicaments de qualité et de
quantité suffisantes, alors la solution serait de permettre la production de la
manière la plus économiquement viable, que ce soit à l’intérieur ou à
l’extérieur du pays. En général, les pays en développement sont favorables à
une interprétation des « capacités de fabrication » qui tient compte
de critères économiques (par exemple, si les capacités sont telles que la
production économique est possible dans les circonstances envisagées) et
insistent sur le fait que le pays doit pouvoir décider lui-même des critères
produit par produit. Les pays développés, à une exception près, proposent que
l’on élabore des critères de définition, sans définir ce qu’ils devraient être.[162]
Etant donné que la Déclaration
permet également aux PMA de ne pas délivrer de brevets pharmaceutiques jusqu’en
2016, les pays qui tirent parti de cette disposition ne seront pas en mesure
d'octroyer des licences obligatoires, non plus que tout pays où un brevet n’a
pas été déposé. A l’heure actuelle, ces pays pourraient importer des produits
meilleur marché de pays n’ayant pas de brevets concernant les produits en
question, mais ici aussi cette situation changera après 2005. Par conséquent le
paragraphe 6, tout en visant plus particulièrement l'octroi de licences
obligatoires, vise très précisément l’ensemble des actions nécessaires pour
rendre les médicaments plus abordables et plus accessibles, notamment dans les
pays en développement et les moins avancés.
La Déclaration ne précise pas les
pays qui pourront être les fournisseurs des pays dont il s’agit. Afin de
maximiser la concurrence et de parvenir aux prix les plus bas possibles, il
semble que la solution fondée sur le marché la plus logique serait de
n’appliquer aucune restriction s’agissant des membres de l’OMC susceptibles
d’être des fournisseurs. Pour les mêmes raisons, les pays cherchant à obtenir
une licence devraient logiquement s’efforcer de trouver le titulaire de licence
obligatoire le plus compétitif, où qu’il se trouve. Les pays en développement
souhaitent avoir la possibilité de rechercher pour leurs importations des
fournisseurs dans n’importe quel pays. Un pays développé préconise la
possibilité d’importer depuis les pays développés, mais l’UE n’a pas d’opinion
déterminée et les Etats-Unis préconisent l’approvisionnement en provenance de
pays en développement uniquement, de même que les laboratoires pharmaceutiques
de recherche.
Cinq solutions principales sont
proposées au problème mentionné au paragraphe 6 de la Déclaration, solutions
que nous allons examiner successivement.
Modification
de l’article 31 de l’Accord sur les ADPIC. On pourrait
supprimer l'alinéa f) de l’article 31. Toutefois, ceci pourrait être considéré
comme modifiant le sens de l’Accord concernant l'octroi de licences
obligatoires dans les cas autres que pour répondre à des problèmes de santé
publique. L’autre solution est une modification qui spécifierait une exception
clairement définie à la restriction imposée par l'alinéa f) de l’article 31
concernant l'octroi de licences obligatoires nécessaires pour répondre aux
problèmes de santé publique tels qu’ils sont envisagés dans la Déclaration. Une
telle modification des dispositions de l’Accord sur les ADPIC prendrait
beaucoup de temps et exigerait la ratification des Etats. Une solution
temporaire ou provisoire, comme une déclaration d’intention et une dérogation
ou un moratoire temporaire concernant le règlement des différends, pourrait
être fournie afin de couvrir la période jusqu’à ce que toute modification
éventuelle soit ratifiée. Mais nombre de pays (tant développés qu’en
développement) pourraient hésiter à ouvrir à nouveau les négociations sur
l’Accord sur les ADPIC, car d’autres aspects de l’Accord risqueraient d’être
ouverts à nouveau à la négociation. En supposant qu’une solution soit trouvée,
il serait alors nécessaire qu’un pays exportateur éventuel supprime la clause
du « principalement » de sa propre législation et fasse en sorte
que les motifs de l'octroi de licences obligatoires soient bien ceux qui sont
envisagés dans la Déclaration. En fin de compte des licences obligatoires
devraient être invoquées et financées à la fois dans les pays importateurs et
exportateurs, si un brevet y existe dans les deux. Le pays exportateur devrait
être prêt de toute manière à octroyer une licence obligatoire au profit du pays
importateur.
Les pays en développement ont
proposé plusieurs possibilités de solution, notamment la révision de l’article
31 ou la suppression de l'alinéa f) de l’article 31, de manière que l'article
31 f) ne s’applique pas aux lois, mesures et règlements administratifs, y
compris l'octroi de licences obligatoires, adoptés pour protéger la santé
publique, et en particulier de manière à veiller à ce que les produits
pharmaceutiques soient d’un accès abordable. D’autres pays en développement ont
noté qu’en vertu des dispositions de l'alinéa f), il serait nécessaire
d'octroyer des licences obligatoires tant dans le pays importateur que dans le
pays exportateur, ce qui serait très lourd du point de vue administratif. L’UE
préconise la modification spécifique de cet alinéa décrite plus haut. Les
Etats-Unis ne recommandent pas la modification de cet alinéa, mais seraient
favorables à un moratoire sur les procédures de règlement de différends pour
parvenir au même résultat.
Interprétation
de l’article 30. L’article 30 prévoit
des exceptions limitées aux droits de brevet qui ne portent pas atteinte à
l’exploitation normale du brevet. En vertu de la solution proposée, une
modification de l’Accord sur les ADPIC n'est pas nécessaire, ni une licence
obligatoire dans le pays exportateur. L’un des avantages revendiqués serait
qu'elle permettrait des exportations vers des pays où aucun brevet n’existe
pour le médicament en question. Tout ce qui serait nécessaire, semble-t-il,
serait d’obtenir une « interprétation officielle » en vertu de
l’article IX de l’Accord sur l’OMC, adoptée par les trois quarts des membres de
l’OMC. Elle préciserait la légitimité d’une exception aux droits de brevet pour
permettre l’exportation dans des circonstances envisagées par la Déclaration.
Dans le pays exportateur, la législation nationale devrait à ce moment-là être
modifiée de manière à incorporer cette exception envisagée. Cette solution
proposée est critiquable parce qu’il faudrait alors savoir si
« l’exception de Doha » est compatible avec les conditions de
l’article 30. Une interprétation de cet article lors d’un groupe spécial de
l’Organe de règlement des différends[163]
a suggéré que l'expression « exceptions limitées » devrait être
interprétée de manière étroite. Il faut replacer ceci dans le contexte d’une
justification par le Canada d’une disposition d’exception pour exploitation
précoce par des concurrents éventuels en vue d’obtenir l’approbation réglementaire.
On peut avancer qu’une exception, telle qu’elle est suggérée ici,
est « limitée » à des circonstances particulières telles
qu’elles sont définies dans la Déclaration. On peut également dire qu’il n’y a
pas « d’atteinte injustifiée » à l’exploitation normale d’un brevet,
puisqu’il s’agit d’exportation à bas prix, à condition que « les intérêts
légitimes » du titulaire du brevet soient sauvegardés (par exemple, en
empêchant le détournement vers d’autres marchés). De plus, les intérêts
légitimes des tiers (personnes souffrant des maladies dans les pays en
développement) devraient être mis en balance de manière appropriée avec ceux du
titulaire du brevet. Dans l’ensemble, les circonstances extrêmement différentes
qui s’appliquent ici, par opposition à celles de l’affaire canadienne,
signifient que la jurisprudence de l’OMC est d’une utilité limitée.
Certains pays en développement
préconisent tout particulièrement la solution de l’article 30, faisant
remarquer qu’elle résout le problème de la double rémunération visée à
l’article 31 et supprime la nécessité d’une licence obligatoire dans le pays
exportateur. En ce qui concerne la procédure administrative, ils estiment que
c’est une option moins pesante. Il faut également noter que les ONG activistes
pensent que l’option de l’article 30 est préférable aux autres.
Moratoire
ou dérogation. Une autre solution serait la proposition de moratoire ou de
dérogation appliquée aux exportations dans les « circonstances de
Doha ». Ses partisans avancent qu’une dérogation est la solution la plus
rapide, soulignant qu’elle pourrait apporter une sécurité juridique tout en
évitant la nécessité soit de modifier, soit d’obtenir l’interprétation
officielle de l’Accord sur les ADPIC. Les conditions d’une dérogation seraient
fixées à l’avance pour définir les circonstances dans lesquelles elles
s’appliqueraient. Bien évidemment, il serait nécessaire de les préciser très
clairement et sans aucune ambiguïté de manière à satisfaire tous les membres de
l’OMC. Ceci n’a pas encore été tenté et la clarté pourrait être compromise de
manière inévitable dans les négociations sur les critères.
Le Conseil ministériel de l’OMC
devrait accepter les critères en vertu desquels les membres peuvent être
exemptés de l’application des dispositions de l’Accord sur les ADPIC.
Toutefois, que ce soit dans le cas d’un moratoire ou d’une dérogation, les
parties intéressées ne peuvent invoquer la protection en vertu de l’Accord que
si la législation nationale a été modifiée pour intégrer l’exemption à la prescription
de l'alinéa f) de l’article 31.[164]
Si la législation nationale n’est pas modifiée, le titulaire d'un brevet peut
toujours intenter un procès devant les tribunaux nationaux en dépit du fait
qu’il existe une dérogation ou un moratoire OMC. Il faut aussi se souvenir
qu’une dérogation exige une révision régulière de la part de la Conférence
ministérielle/du Conseil général si elle est accordée pour une période de plus
d’un an.
L’UE a suggéré qu’une dérogation
(ou un moratoire) pourrait être nécessaire en attendant l’approbation de la
modification qu’elle propose à l'alinéa f) de l’article 31. Certains pays en
développement ont avancé qu’une dérogation (ou un moratoire) ne constitue pas
de solution durable et juridiquement prévisible. Par contre, les Etats-Unis
estiment qu’une dérogation, ou un moratoire, permettrait de parvenir plus
facilement à une solution rapide, faisable, transparente, durable et
juridiquement certaine. Nous savons également que l’industrie pharmaceutique
soutient une proposition allant dans ce sens.
Non-justiciabilité. La proposition d’une option de
non-justiciabilité parviendrait à un résultat assez semblable à la démarche de
l’article 30 par un moyen différent. Cela fonctionnerait de manière semblable à
la position de l’Accord sur les ADPIC concernant l’épuisement des droits
(article six de l’Accord sur les ADPIC). Par interprétation officielle ou
modification de l’Accord, il serait décidé que le règlement des différends en
application de l’Accord sur les ADPIC ne serait pas utilisé en ce qui concerne
les exportations entreprises dans les conditions telles qu’elles sont
envisagées par la Déclaration. Toutefois, la manière dont cette proposition
serait appliquée n’est pas très claire.
Exportations par un pays au moyen d'une licence
obligatoire. Une dernière
option, qui ne dépend pas de l’OMC, serait que les pays ayant pour les
médicaments requis des capacités nécessaires d’ingénierie inverse ou de
fabrication, ainsi que d’importants marchés locaux, puissent octroyer des
licences obligatoires en application de leur propre législation. Dans ce cas‑là,
une proportion des produits fabriqués pourrait être offerte à l’exportation
vers des pays en ayant besoin (sur la base d’une licence obligatoire pour
l’importation si nécessaire) selon des modalités qui n’enfreignent pas les
dispositions de l'alinéa f) de l’article 31. Une licence obligatoire pourrait
également être accordée pour remédier à des pratiques anticoncurrentielles
(article 31, alinéa k)), et dans ce cas les restrictions aux importations ne
s’appliqueraient pas. Mais pour exercer cette option, il faudrait que le pays
fournisseur ait des raisons légitimes pour octroyer en premier lieu une licence
obligatoire, qu'il dispose d’un marché suffisamment important pour que les
exportations constituent moins de la moitié de la production totale et qu'il
soit disposé à exporter.
Le choix entre ces options sera fait pour des
raisons politiques, mais nous voulons insister fortement sur le fait que,
quelle que soit la solution juridique adoptée par l’OMC, elle devrait reposer
sur les principes suivants. Premièrement, il faudra qu'elle puisse être
appliquée rapidement et facilement en
vue d'apporter une solution à long terme. Deuxièmement, cette solution devra
veiller à ce que la priorité soit accordée aux besoins des pauvres dans les
pays en développement dépourvus de capacités de fabrication. Troisièmement,
elle devra viser à instaurer des conditions offrant aux fournisseurs éventuels
les incitations nécessaires pour exporter les médicaments dont ces pays ont
besoin.
Aspects économiques
Quels que soient les moyens
utilisés pour parvenir aux objectifs de Doha, les pays développés auront besoin
de garanties pour empêcher qu’un produit revienne depuis le bénéficiaire prévu
vers d’autres marchés, et pour veiller à ce que la production soit consacrée à
l’exportation vers le pays en question, et non pas à la vente sur le marché
intérieur. Il sera peut être nécessaire de prendre des mesures par
l’intermédiaire de l’OMC pour faire en sorte que tous les membres soient
informés complètement de la nature de la transaction de manière transparente.
Quelles que soient les garanties sur lesquelles l’accord se fasse, le point
essentiel est que la politique de l’offre vers un pays particulier ayant un marché
limité pourrait ne pas suffire à attirer des fournisseurs éventuels de
génériques. De plus, pour atteindre les prix les plus bas possibles dans le
cadre de l'octroi de licences obligatoires, il est nécessaire d’avoir une
concurrence entre plusieurs fournisseurs au point de la commande, voire au
moment de la fourniture réelle. Pour permettre par conséquent des économies
d’échelle et un certain niveau de concurrence, il est important que les petits
marchés se regroupent dans la mesure du possible.
Les groupes de pays ayant des
besoins semblables de médicaments essentiels devraient se regrouper. Les
institutions internationales comme l’OMS ou le Fonds mondial de lutte contre le
SIDA, la tuberculose et le paludisme (GFATM) pourraient aussi avoir un rôle essentiel
à jouer en facilitant et en finançant les achats groupés de médicaments aux
fabricants de produits de marque comme de produits génériques.
Il faut
trouver un moyen de concilier la nature de la solution adoptée avec l’objectif
qui consiste à fournir des médicaments d'une qualité appropriée à des prix les
plus bas possibles. Si c'est impossible, la solution juridique n’aura guère de
réalité pratique. Et l’option de l'octroi de licences obligatoires ne pourra
guère servir d'instrument de négociation.
Pour que les DPI puissent
constituer une réponse aux problèmes de santé publique, il faut que les pays en
développement veillent à ce que leur législation prévoie des normes et
pratiques bien adaptées. Ce qui convient variera selon les circonstances du
pays et le niveau de développement. Par exemple, les pays ayant une capacité de
R&D importante, ou des compétences particulières disons en biotechnologie,
souhaiteront peut‑être disposer d’une protection « plus forte »
que les pays qui sont presque entièrement des utilisateurs des technologies
étrangères.
Les pays en développement ne
devraient pas se sentir, ni même être, obligés d’adopter les normes des pays
développés pour les régimes de DPI, car ils courent le risque d’être submergés.
Le nombre de nouvelles entités chimiques dont l’utilisation a été approuvée par
la Food and Drug Administration (FDA)
américaine n’était plus que de 27 en 2000, contre environ 60 en 1985.[165]
Mais le nombre de brevets délivrés dans la principale classe de brevets pour
les nouvelles compositions de médicaments (424) était de 6 730 en 2000.[166]
En grande majorité, les nouveaux brevets sont délivrés non pas pour de nouveaux
composés thérapeutiques, mais pour des variations dans les procédés de
fabrication, pour de nouvelles formulations ou des formes cristallines, pour de
nouvelles combinaisons de produits connus, ou pour de nouvelles utilisations de
médicaments connus. Pendant la période 1989-2000, 153 nouvelles autorisations
sur 1 035 accordées par la FDA concernaient des médicaments qui
contenaient de nouveaux ingrédients actifs et constituaient une amélioration
clinique significative. Quatre cent soixante-douze autres médicaments ont été
classés comme étant modestement innovants.[167]
Le
principe sous-jacent devrait être de prévoir des normes de brevetabilité
strictes et une portée étroite des revendications permises, dans le but de :
·
limiter la portée de l’objet qui peut être
breveté
·
appliquer des normes telles que seuls soient
délivrés des brevets qui répondent à des exigences strictes de brevetabilité,
et que l’ampleur de chaque brevet soit proportionnelle à la contribution
inventive et à la divulgation effectuée
·
faciliter la concurrence en limitant la
capacité des titulaires de brevets d’interdire aux autres de prendre pour point
de départ les inventions brevetées ou de concevoir des produits qui en sont
dérivés
·
fournir des garanties étendues pour que
les droits de brevet ne soient pas exploités de manière inappropriée.
Tout ceci
contribuerait à assurer que les règles régissant la délivrance des brevets
limitent dans la mesure du possible toute possibilité de délivrer un brevet qui
aurait pour objectif de protéger les marchés et d’exclure la concurrence plutôt
que d’encourager la R&D locale. De plus, des normes et pratiques de
délivrance de brevets mal définies, comme indiqué plus haut, peuvent réellement
faire obstacle à l’innovation en freinant les travaux de recherche entrepris
par les tiers. Comme, en vertu de l’Accord sur les ADPIC, il n’est pas possible
d’exercer une discrimination entre les différents domaines technologiques, nous
traiterons de l’application de ces principes plus en détail au Chapitre 6.
Toutefois, s’agissant des
produits pharmaceutiques, la plupart des pays en développement devraient au
minimum utiliser les possibilités offertes par l’Accord sur les ADPIC[168]
d’exclure de la brevetabilité les méthodes diagnostiques, thérapeutiques et
chirurgicales pour le traitement des personnes ou des animaux, ainsi que les
nouvelles utilisations de produits connus (qui sont, essentiellement, des
équivalents de méthodes thérapeutiques). Etant donné que la plupart des pays en
développement ne sont pas en mesure de mettre au point ces méthodes, ils
n’auront rien à gagner en ne faisant pas usage de cette flexibilité. Bien sûr,
les quelques pays en développement dotés de capacités de recherche dans ces
domaines pourraient souhaiter avoir une telle protection, mais nous devons
noter que la plupart des pays développés excluent également ces domaines de la
brevetabilité. Nous voudrions également recommander que les pays en
développement réfléchissent très soigneusement à l’affaiblissement de cette
exception en assouplissant le concept de nouveauté et en permettant des revendications
de brevet pour essentiellement les premiers usages médicaux ou des usages
ultérieurs de composés chimiques connus, comme cela se fait dans plusieurs pays
développés et en développement.[169]
Ici encore, les pays développés peuvent considérer que pour encourager la
recherche, il est bon de permettre ces revendications, mais pour la plupart des
pays en développement dotés de capacités de recherche limitées, nous estimons
que les coûts dépasseront vraisemblablement les avantages.
La
plupart des pays en développement, notamment ceux qui ne sont pas dotés de
capacités de recherche, devraient exclure strictement de la brevetabilité les
méthodes diagnostiques, thérapeutiques et chirurgicales, y compris les
nouvelles utilisations de produits connus.
Nous allons maintenant aborder deux questions qui concernent plus
particulièrement le secteur pharmaceutique et la production des médicaments
génériques.
Exception Bolar
Aux Etats-Unis, la loi de 1984 sur la concurrence en matière de prix
des médicaments et la restauration de la durée du brevet a infirmé une décision
judiciaire qui faisait autorité (Roche contre Bolar, 1984) en introduisant
notamment ce qu'on appelle « l’Exception Bolar » (ou « exception
d’exploitation précoce »). Grâce à cette exception, un producteur de
génériques peut légalement importer, fabriquer et soumettre à des essais un
produit breveté avant l’expiration du brevet afin que ce produit puisse remplir
toutes les exigences réglementaires imposées par des pays particuliers comme étant
nécessaires à la commercialisation d’un générique. La légalité OMC de cette
exception a été confirmée en 2000 par le différend qui a été réglé entre l’UE
et le Canada.[170]
Cette question est importante pour les pays en développement, notamment s’ils
sont des fabricants actuels ou potentiels de génériques, afin de veiller à ce
que des génériques à des prix plus bas puissent être mis sur le marché dès que
le brevet arrive à expiration. Même s’ils ne sont pas des fabricants éventuels
dans un avenir prévisible, il serait prudent d’inclure cette exception dans la
législation. Par exemple, une société étrangère pourrait avoir besoin de faire
des essais en vue d’obtenir l’agrément officiel. Dans les législations
nationales de 63 pays en développement que nous avons examinées, seulement huit
comportaient spécifiquement une exception Bolar, bien que d’autres puissent
aussi autoriser « l’exploitation précoce » en vertu des exceptions
générales aux droits exclusifs (couvertes par des termes équivalents à l’article
30 de l’Accord sur les ADPIC).[171]
Les pays en
développement devraient inclure dans leur législation une exception aux droits
de brevet au titre de « l’exploitation précoce », ce qui permettra
d’accélérer l’introduction des substituts génériques à l’expiration du
brevet.
Approbation de la
commercialisation
Une autre mesure importante lors de la commercialisation d’un
médicament générique est la nécessité de remplir les prescriptions
réglementaires à cet effet. L’Accord sur les ADPIC prévoit à l’article 39.3 l’obligation
pour les pays de protéger les données confidentielles contre l'exploitation
déloyale dans le commerce (par exemple les données résultant d’essais) pour des
entités chimiques nouvelles déposées par les entreprises pour obtenir de
l’organisme de réglementation (comme la FDA aux Etats-Unis) l’approbation de la
commercialisation de nouveaux médicaments.
Cela se justifie par « l’effort considérable » que représente
la compilation de toutes ces données. Du point de vue des entreprises
pharmaceutiques bien entendu, il est injuste que le produit d'essais cliniques
et autres investigations ayant peut-être coûté des millions de dollars soit mis
à la disposition des concurrents qui n’ont pas à dépenser les mêmes sommes pour
obtenir l’approbation de commercialisation. Par contre, on peut avancer, du
point de la santé publique, que ces données devraient être dans le domaine
public parce qu’elles contiennent des informations médicales importantes non
disponibles ailleurs et que toute confidentialité excessive a des effets
indésirables (par exemple, les données pourraient être analysées à nouveau
utilement pour comprendre les effets secondaires qui n’ont été détectés
qu’après la commercialisation). De plus, du point de vue de la collectivité en
général, il est illogique qu’un fabricant éventuel de génériques ait à répéter
des essais extrêmement coûteux si l’équivalence biopharmaceutique de sa version
du médicament peut être démontrée de manière fiable. L’exclusivité des données
peut constituer un obstacle à l’entrée du générique sur le marché,
indépendamment du fait que le médicament a été breveté ou que la durée du
brevet a expiré.
L’Accord sur les ADPIC exige que l’on impose non pas une exclusivité en
tant que telle à propos de ces données d’essai, mais uniquement une protection
contre l'exploitation déloyale dans le commerce. Toutefois, certains règlements
de l’UE accordent l’exclusivité à ces données pour une période de six à dix
ans, et il est envisagé de l’allonger à dix ans. Par conséquent, les autorités
sanitaires ne peuvent pas compter sur ces données pour l’autorisation d’autres
applications sans le consentement des créateurs. Aux Etats-Unis, une protection
semblable est applicable pendant cinq ans.
Etant donné ce qui précède, nous estimons que les pays en développement
devraient protéger les données d’essai contre l'exploitation déloyale dans le
commerce afin de protéger les intérêts légitimes des créateurs des données et
leur « effort considérable ». Mais les dispositions de l’Accord
sur les ADPIC accordent une liberté considérable sur la manière dont cela peut
se faire.
Les pays
pourraient permettre aux autorités sanitaires d’autoriser les produits de
substitution génériques équivalents en « utilisant » les données d’origine. Les
pays en développement devraient appliquer une législation de protection des
données telle qu’elle facilite l’entrée des concurrents génériques, tout en
fournissant une protection appropriée aux données confidentielles, ce qui peut
être réalisé grâce à plusieurs moyens compatibles avec les dispositions de
l’Accord sur les ADPIC. Les pays en développement n’ont pas besoin de
promulguer des lois dont l’effet est de créer des droits exclusifs si aucune
protection par brevet n’existe ou d'étendre la durée effective du monopole du
brevet au-delà de sa durée normale.
Prorogation Doha pour les pays les moins avancés
La Déclaration de Doha
(paragraphe sept) donne pour instruction au Conseil des ADPIC de permettre aux
pays les moins avancés de repousser l’introduction de la protection par brevet
pour les produits pharmaceutiques et de la protection des données d’essai
confidentielles au moins jusqu’en 2016. Nous applaudissons l’intention qui est
derrière ce paragraphe, mais il crée et souligne plusieurs anomalies.
Au moins 70 % de la population
des PMA se trouvent dans des pays qui accordent une protection par brevet aux
produits pharmaceutiques, et 27 des 30 PMA en Afrique le font également. Ces
pays devraient donc modifier leur législation pour supprimer une telle protection
afin de tirer parti de cette prorogation. Il se pourrait très bien qu’ils aient
intérêt à le faire étant donné la longueur de cette prorogation. Toutefois,
nous pensons que les modifications à la législation ne pourront pas être
rétrospectives et que par conséquent les brevets en cours resteront valables.
De plus, certains pays seront
obligés de modifier leurs lois par accords bilatéraux ou multilatéraux. Par
exemple les 12 PMA membres de l’OAPI (trois ne sont pas des PMA) devront
convenir d’une révision de l’Accord de Bangui qui régit l’OAPI. De même,
d’autres pourraient être liés par des accords bilatéraux qui ne permettent pas
de prendre ces mesures.
Pour les pays qui n’ont pas
encore mis en place de protection de la PI, nous nous demandons s’il est bien
utile d’appliquer le régime complet de protection de la PI en 2006, sauf pour
la protection des produits pharmaceutiques. Etant donné que ces produits
représentent une proportion importante de toutes les demandes de brevets (par
exemple, 50 % des brevets délivrés par l’ARIPO en 1994-1999 portaient sur des
produits pharmaceutiques),[172]
il devient encore plus difficile de justifier l’utilisation de ressources
financières et humaines nécessaires pour l’application d’un régime de PI dans
ces pays uniquement pour les secteurs non pharmaceutiques. L’article 66.1 de
l’Accord sur les ADPIC prévoit que le Conseil des ADPIC peut autoriser des
prorogations de la période de transition pour les PMA compte tenu de leurs
« besoins et impératifs spéciaux ... leurs contraintes économiques,
financières et administratives et le fait qu’ils ont besoin de flexibilité pour
se doter d’une base technologique viable ». Il n’est par conséquent pas
logique d’accorder une prorogation pour un secteur pour des motifs de santé publique
jusqu’à une date spécifique à l’avenir alors que les critères spécifiés par
l’Accord sur les ADPIC pour accorder des prorogations sont beaucoup plus
amples.
Les PMA qui
accordent déjà une protection aux produits pharmaceutiques devraient examiner
avec soin le moyen de modifier leur législation pour tirer parti de la
Déclaration de Doha. Comme nous l’avons fait remarquer ailleurs, le Conseil des
ADPIC devrait revoir les dispositions transitoires applicables aux PMA,
notamment à ceux qui ont fait des demandes d’adhésion à l’OMC, et ce dans tous
les domaines technologiques.
On n’insistera jamais suffisamment sur l’importance du
secteur agricole, dans les pays en développement, comme source de denrées
alimentaires, de revenus, d’emplois et souvent de devises étrangères. Tout autant qu’une bonne santé, un
secteur agricole productif et durable est essentiel à la croissance économique
et à la réduction de la pauvreté. Environ trois quarts des pauvres du monde
vivent et travaillent dans des zones rurales.[173]
Outre son rôle direct de soutien des revenus et de l’emploi, la part de
l’agriculture, et en particulier de l’évolution des techniques agricoles, comme
facteur de l’ensemble de la croissance économique a été l’objet de nombreux
débats chez les économistes et les responsables politiques. Augmenter la
productivité de l’agriculture peut directement augmenter le niveau des revenus
et de l’emploi de la majorité des pauvres qui dépendent de l’agriculture. Cela
peut également contribuer à réduire le prix des denrées alimentaires (de
manière relative ou absolue) pour les populations pauvres vivant dans les zones
rurales et urbaines.
Depuis toujours l’agriculture est considérée, quoique tous
ne soient pas d’accord, comme une source de denrées alimentaires, d'emplois et
de financement permettant de subvenir aux besoins d’un secteur urbain et
industriel en expansion, dont dépendra la croissance durable des revenus. Pour
parvenir à cette situation, il faut habituellement augmenter la productivité de
manière que les prix des denrées alimentaires n’augmentent pas afin de ne pas
paralyser la croissance industrielle ni d’empêcher la réduction de la pauvreté.
Dans les pays développés, les changements technologiques et institutionnels du
secteur agricole sont considérés comme ayant joué un rôle clé dans la
révolution industrielle.
Dans les pays en développement, les progrès techniques se
sont traditionnellement produits grâce à un processus d’expérimentation, de
sélection et d’adaptation dans l’exploitation agricole des variétés de pays[174]
traditionnelles. Puis est intervenue une sélection intentionnelle de nouvelles
variétés de cultures, principalement par croisement des variétés ayant des
caractéristiques souhaitables. Ce processus de recherche, mené principalement
dans le secteur public par les instituts nationaux de recherche, a été
entretenu au cours de ces trente dernières années par un réseau d’instituts de
recherche internationaux sous l’égide du Groupe consultatif pour la recherche
agricole internationale (GCRAI). C’est ce réseau qui a conduit à la Révolution
verte des années 60, fondée initialement sur des variétés demi-naines de riz et
de blé de fort rendement. En dépit des critiques relatives à son impact sur
l’environnement et sur la répartition, cette technologie est largement
considérée dans le monde comme ayant eu des répercussions favorables sur
l’alimentation, l’emploi et les revenus, bien que surtout dans les régions des
pays en développement où l’irrigation pouvait être raisonnablement assurée.
Ensuite, les obtenteurs ont fait de nouvelles tentatives, moins heureuses, pour
étendre ces technologies aux nouvelles cultures et aux régions en cultures
sèches et non irriguées.
Plus récemment, des changements significatifs se sont
produits tant au niveau de la technologie que de la structure de la recherche
agricole. Tout d’abord, l’arrivée de la biotechnologie, et en particulier du
génie génétique, a permis, au cours de ces vingt dernières années, d’élargir
les possibilités dans le domaine de la recherche agricole (par exemple
l’introduction de nouvelles caractéristiques génétiques dans les végétaux).
Ensuite, alors que les investissements publics dans la recherche publique, tout
au moins par l’intermédiaire du GCRAI, ont eu tendance à stagner au cours de
ces dernières années, l’investissement du secteur privé a augmenté de manière
très rapide.[175] Les forces du marché déterminent de plus en
plus l’orientation et l’objectif des dépenses de recherche supplémentaires.
Traditionnellement, les systèmes de protection de la
propriété intellectuelle ont été appliqués principalement aux inventions
mécaniques d’une sorte ou d’une autre, ou aux créations artistiques.
L’atttribution de DPI sur des organismes vivants est relativement récente dans
les pays développés. Les plantes obtenues par multiplication végétative sont
brevetables aux Etats‑Unis seulement depuis 1930. Et la protection des
variétés végétales (ou droit d'obtention végétale - DOV), nouvelle forme de
propriété intellectuelle, ne s’est répandue que pendant la deuxième moitié du
XXe siècle. Ainsi, les systèmes de protection des végétaux
proviennent de la structure économique et de la situation de l'agriculture dans
les pays développés à cette époque-là. L’apparition de ces systèmes traduisait
le souci croissant des obtenteurs privés de protéger leur propriété
intellectuelle. Les agriculteurs traditionnellement replantent, échangent ou
vendent des semences de la récolte de l’année précédente, ce qui signifie que
les obtenteurs ont des difficultés à récupérer les investissements faits pour
les variétés améliorées par l’intermédiaire de ventes renouvelées. Les brevets
ou les DOV imposent normalement des restrictions à la possibilité des agriculteurs de vendre leurs
propres semences (et dans certains cas de les réutiliser) et, par conséquent,
renforcent le marché des semences des obtenteurs. Même dans les pays développés,
la réutilisation des semences reste très courante, bien que pour de nombreuses
cultures les achats annuels soient maintenant de règle. Dans les pays en
développement, la majorité des agriculteurs réutilisent, échangent ou vendent
officieusement aux voisins, et les achats annuels de nouvelles semences sont
relativement rares dans la plupart des pays.
Avec l’adoption de l’Accord sur
les ADPIC, les pays en développement ont été obligés de protéger les variétés
végétales, par des brevets ou d'une autre manière, sans qu’on se soit demandé
vraiment si cette protection serait bénéfique à la fois au producteur et au
consommateur, ou si elle aurait des répercussions sur la sécurité alimentaire.
Comme dans le cas des médicaments, on peut se demander si, et dans quelle
mesure, la protection de la PI peut contribuer à encourager la recherche et
l’innovation répondant aux besoins des pays en développement et des pauvres. Il
faut aussi se demander quelles sont pour les agriculteurs les répercussions de
la protection de la PI sur les coûts et la disponibilité des semences et des
autres intrants dont ils ont besoin.
Si l’objectif de la protection
des variétés végétales est d’offrir des incications aux obtenteurs, alors il
faudrait savoir comment la contribution que les agriculteurs apportent à la
conservation et au développement des ressources phytogénétiques doit être
reconnue et préservée. Avant l’introduction des programmes de sélection
officiels, les améliorations variétales et culturales dépendaient d’un
processus de sélection et d’expérimentation effectué par les agriculteurs.
Certains programmes de sélection officiels ont depuis utilisé ces variétés et
ces connaissances afin de mettre au point des variétés améliorées de
productivité accrue, ou dotées d’autres caractéristiques souhaitables. On se demande
alors si cette contribution des agriculteurs à la conservation et à
l’innovation ne devrait pas être protégée ou récompensée. S'appuyant sur les
principes inscrits dans la Convention sur la diversité biologique (CDB), que
nous examinons au chapitre suivant, le nouveau Traité international sur les
ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture (ITPGRFA)
cherche à établir des principes permettant de faciliter l’accès aux ressources
phytogénétiques et de mettre en place des mécanismes justes et équitables de
partage des avantages.
Dans ce chapitre, nous abordons les questions suivantes :
·
La protection de la propriété
intellectuelle sur les végétaux et les ressources génétiques peut-elle
contribuer à créer les technologies nécessaires aux agriculteurs des pays en
développement ?
·
La protection de la PI aura-t-elle des
répercussions sur l’accès des agriculteurs aux technologies dont ils ont besoin
?
·
Quel apport le système de propriété
intellectuelle peut-il faire aux principes relatifs à l’accès et au partage des
avantages inscrits dans la CDB et dans l'ITPGRFA ?
Conformément à
l’Accord sur les ADPIC, les pays peuvent exclure de la brevetabilité les
végétaux et les animaux ainsi que les procédés essentiellement biologiques pour
les produire, mais non les micro‑organismes. Et ils doivent protéger les
variétés végétales, soit par des brevets soit par un système sui generis.
Les définitions concernant les
mots utilisés par l’Accord sur les ADPIC présentent nombre de difficultés
juridiques, comme la signification exacte d’une variété végétale, d’un
« micro‑organisme » ou d’un procédé essentiellement biologique.
Mais il est important de noter ici que l’Accord sur les ADPIC ne dit pas si les
gènes devraient ou non être brevetables, qu’ils proviennent des végétaux, des
humains ou des animaux. La question soulevée par l’Accord sur les ADPIC porte
sur ce qui constitue une invention en ce qui concerne le matériel génétique.
Par exemple, le matériel génétique identifié dans la nature devrait-il être
brevetable aux motifs que son isolation et sa purification le différencient
d’une découverte non brevetable ? Il s’agit là d’une question qui relève de la
législation nationale. La seule prescription spécifique, à part celle qui
concerne les micro-organismes, porte sur l’obligation de protection des
variétés végétales.
Au nom de l’éthique, certains
s’opposent totalement à la délivrance de brevets sur des organismes vivants,
considérant que la propriété privée de substances créées par la nature est
injuste et incompatible avec les valeurs culturelles dans différentes parties
du monde. Le séquençage du génome humain soulève également des inquiétudes
particulières. Nous reconnaissons ces inquiétudes que nous examinons plus en
détail au Chapitre 6 dans le contexte de la conception des systèmes de brevets.
Les questions éthiques et juridiques concernant la délivrance de brevets pour
l’ADN sont examinées dans un récent rapport du Conseil Nuffield sur la
bioéthique.[176]
Notre tâche ici consiste à examiner les conséquences pratiques et économiques
de la délivrance de brevets dans l’agriculture et ses répercussions sur les
moyens d’existence des pauvres et l’élaboration des politiques officielles.
Pour le
matériel végétal, la protection de la propriété intellectuelle peut être
conférée de plusieurs manières :
·
Le
modèle américain de brevets de plantes, qui sont distincts des brevets normaux
(utilité)
·
En
permettant la délivrance de brevets normaux pour des végétaux ou des parties de
végétaux, comme les cellules
·
Par la délivrance de brevets sur des
variétés végétales, comme c’est la pratique aux Etats-Unis et dans quelques
autres pays (mais pas dans l’UE, par exemple)
·
En appliquant une forme sui generis de protection des variétés
végétales (PVV), telle que le droit d'obtention végétale (comme dans l'UE et
aux Etats-Unis) ou autres modalités
·
En permettant la délivrance de brevets
pour des séquences d’ADN et des gènes chimères, y compris le gène, les végétaux
transformés par ces chimères, les semences et la descendance de ces végétaux.
De plus, les brevets sont
largement utilisés pour protéger les technologies qui sont employées dans la
recherche sur la génomique végétale.[177]
Outre l’utilisation des brevets
et de la PVV, la propriété intellectuelle relative aux végétaux peut être
acquise par des moyens technologiques. Par exemple, des cultures comme le maïs
hybride[178]
commercial ne peuvent pas être réutilisées, si l’on veut conserver la vigueur et
le rendement de l’hybride. Cette caractéristique de certains hydrides confère
une forme naturelle de protection aux termes de laquelle les semenciers peuvent
plus rapidement obtenir un retour sur leur investissement grâce aux ventes
renouvelées de semences. Par contraste, d’autres types de variétés de semences
peuvent être replantés chaque année sans dégradation des rendements, de sorte
que les agriculteurs peuvent replanter leurs propres semences sans nouvel
achat. Les variétés de la Révolution verte étaient de cette nature, ce qui
explique pourquoi elles ont eu autant de succès. Il n’y a pas longtemps que les
variétés hybrides de riz et ensuite de blé ont été mises au point. « Les
technologies de restriction de l’utilisation des ressources génétiques » (GURT)
est un terme utilisé pour décrire différentes formes de contrôle de l’action
des gènes dans les végétaux. La terminologie appelée « terminator »,
qui rendrait les semences stériles de sorte qu’il ne soit pas physiquement
possible d’obtenir une deuxième récolte,[179]
est bien connue, mais d’autres caractéristiques peuvent également être
maîtrisées, pour des raisons agronomiques ou commerciales. L’effet de la
protection technologique est semblable à celui de la protection de la PI, mais
probablement moins coûteux et certainement plus efficace étant donné qu’il est
automatique.
Comparée à la recherche médicale,
la R&D agricole est beaucoup plus souvent entreprise par et pour les pays
en développement. On estime, par exemple, qu’en 1995 les dépenses totales du
secteur public en recherche agricole dans les pays en développement, bien que
leur répartition soit inégale, représentaient 11,5 milliards de dollars (en
valeur internationale du dollar de 1993) contre 10,2 milliards de dollars dans
les pays développés.[180]
La grande majorité de la recherche est menée dans les pays en développement
d’Asie et d’Amérique latine les plus avancés du point de vue technologique. En
outre, les dépenses de recherche de ces pays ont augmenté de 5 à 7 % par an de 1976 à 1996, alors qu’elles
stagnaient en Afrique.[181]
Par contre, sur les 11,5 milliards de dollars de dépenses totales mondiales de
la recherche privée, seulement 0,7 milliard peut être attribué aux pays en développement.
Ceci signifie qu'au niveau
mondial environ un tiers de toute la R&D agricole est dépensé dans les pays
en développement, soit considérablement plus que le maximum de 5 % que l’on
estime consacrer à la recherche en matière de santé pour ces mêmes pays. Il
faut noter trois éléments ici. Tout d’abord le montant total de la R&D en
agriculture n’est que légèrement supérieur à la moitié du montant estimé de la
R&D en matière de santé.[182]
Deuxièmement, le montant de R&D consacré à l’agriculture est près de deux
fois plus élevé dans le secteur public que dans le secteur privé. En médecine,
les dépenses du secteur privé sont proportionnellement plus importantes, comme
nous l’avons déjà vu. Troisièmement, et en partie de ce fait, les pays en
développement sont relativement mieux servis pour ce qui est de la recherche
agricole.
Néanmoins, les tendances
actuelles peuvent inquiéter. Bien que le GCRAI ne dépense que 340 millions de
dollars environ par an, son rôle est d’importance stratégique. Par exemple, les
centres du GCRAI ont joué un rôle essentiel dans la Révolution verte et
actuellement sont les dépositaires de la collection la plus vaste du monde de
ressources génétiques importantes pour les pays en développement, collection
qui constitue la principale source d’amélioration des récoltes pour l’avenir.
Mais le financement du système GCRAI, qui est à la charge de la communauté des
bailleurs de fonds, a diminué en valeur réelle depuis 1990[183],
situation qui menace à la fois ses efforts de recherche et ses capacités à
assurer le fonctionnement des banques de gènes ou à aider les pays en
développement à gérer leurs collections. En fait, la FAO et le GCRAI ont
demandé une dotation pour veiller à ce que ce matériel génétique puisse être
correctement géré dans le monde entier.[184]
Alors que le financement provenant des bailleurs de fonds reste stable, le
secteur privé constitue l’élément dynamique de la R&D agricole, mais une
petite partie seulement intéresse directement les agriculteurs pauvres des pays
en développement.
Dans cette section, nous
examinons les données factuelles concernant l’impact de la protection des
variétés végétales (PVV) dans les pays développés et en développement, et ce
que ces systèmes de PVV pourraient avoir à offrir aux pays en développement.
La plupart des données factuelles
relatives à l'impact des brevets ou de la PVV sur la recherche proviennent des
pays développés et sont loin d’être nombreuses. Avant l’introduction de la
protection de la PI, les initiatives de sélection effectuées par le secteur
privé portaient surtout sur les variétés hybrides, notamment pour le maïs aux
Etats-Unis, car dans ces variétés existe un élément inhérent de
« protection technologique ». Selon une étude américaine des années
80, rien ne prouvait que l’ensemble de l’activité de R&D était en
augmentation du fait de l’introduction de la PVV, sauf peut-être dans une
certaine mesure pour le soja et peut-être le blé.[185]
Ces dernières cultures représentaient également la majorité des certificats
d'obtention végétale délivrés. Il existait également d’autres preuves que la
PVV était utilisée en tant que stratégie commerciale pour la différenciation
des produits, et qu’elle avait contribué au grand nombre de fusions qui avaient
eu lieu dans l’industrie des semences. Mais ces données ne sont pas
concluantes, en particulier parce qu’il est difficile de séparer l’effet de la
protection de celui des autres changements intervenus. Même à l’heure actuelle,
les dépenses de recherche consacrées aux cultures hybrides en tant que part des
ventes continuent à dépasser celles qui sont consacrées aux cultures non
hybrides, qui sont le principal objet de la PVV.[186]
Il a été démontré dans une étude récente que la PVV concernant le blé aux
Etats-Unis n’avait pas contribué à augmenter les investissements relatifs aux
sélections de semences de blé effectuées par le secteur privé, mais qu’elle
pouvait avoir obtenu ce résultat dans le secteur public. Cette protection n’a
pas non plus contribué à accroître les rendements. Mais la part des superficies
plantées de blé provenant de variétés d’origine privée a augmenté notablement,
ce qui renforce l’idée que la PVV est principalement utilisée comme outil de
commercialisation.[187]
Une étude
majeure menée dans les pays en développement à revenu intermédiaire[188]
n’a pas pu vraiment établir que la PVV entraîne une augmentation du matériel
végétal mis à la disposition des agriculteurs, ou de l’innovation. L’accès au
matériel génétique étranger s’était amélioré, mais son utilisation était
parfois soumise à des restrictions, par exemple en ce qui concerne les
exportations. En général, les gros agriculteurs et l’industrie des semences
étaient considérés comme les principaux bénéficiaires. Les agriculteurs pauvres
n’avaient pas bénéficié directement de cette protection, mais pouvaient en
principe être durement touchés par les restrictions apportées à la conservation
et à l’échange des semences à l’avenir.
En vertu des dispositions de l’Accord sur les
ADPIC, les pays en développement peuvent prévoir un « système sui generis efficace » de PVV. Une décision importante consiste à identifier un
système qui convient à l’agriculture et aux conditions socioéconomiques
particulières au pays. La Convention UPOV (voir Encadré 3.1) est l’un des
systèmes qu’ils peuvent adopter, fondé sur la législation introduite en Europe
et aux Etats-Unis. Cette convention a l’avantage de fournir un cadre législatif
tout prêt, mais elle présente l’inconvénient d’avoir été conçue pour répondre
aux besoins de l’agriculture commercialisée des pays développés. C’est pourquoi
des réserves se sont élevées à propos de l’application du modèle UPOV dans les
pays en développement, certaines concernant toute forme de PVV quelle qu’elle
soit.
Les critères relatifs à l'octroi d'un certificat d’obtention
végétale impliquent des seuils inférieurs à ceux des normes nécessaires à
l’octroi de brevets. La nouveauté et le caractère distinctif sont exigés, mais
il n’y a pas d’équivalent de la non-évidence (activité inventive) ni de
l’utilité (applicabilité industrielle). Par conséquent, le droit en matière de
PVV permet aux obtenteurs de protéger des variétés dotées de caractéristiques très semblables, ce
qui signifie que le système tend à être dirigé par des considérations d’ordre
commercial (différenciation de produits et obsolescence planifiée) plutôt que
par des améliorations authentiques des caractères agronomiques.[189]
Les pays en développement pourraient envisager de relever ce seuil, de sorte
que la protection ne soit accordée que pour des innovations notables ou
importantes ayant des caractéristiques particulières jugées utiles du point de
vue social (par exemple, des augmentations de rendement ou des caractères
relatifs à la valeur nutritive). Ainsi, les critères relatifs au caractère
distinctif pourraient être renforcés, et il serait possible de formuler des
critères définissant l’utilité d’après des objectifs de politique agricole. Une
autre solution serait que les pays décident de conserver des normes moins
exigeantes pour certaines catégories de végétaux, afin de faciliter l’accès des
toutes jeunes industries nationales en matière de sélection à la PVV dont il
pourrait découler des avantages pour le commerce intérieur et
l’exportation.
De même, l'exigence d’homogénéité
(et de stabilité) dans les systèmes de type UPOV exclut les variétés locales
mises au point par les agriculteurs qui sont plus hétérogènes du point de vue
génétique et moins stables. Mais ces caractéristiques sont justement celles qui
leur permettent de s’adapter à l’environnement agro-écologique dans lequel
vivent la plupart des agriculteurs pauvres. Ici aussi, les pays en
développement auraient la possibilité de mettre au point des systèmes capables
de fournir une protection aux variétés qui répondent aux critères convenant aux
conditions et aux cultures dont dépendent les agriculteurs pauvres. Mais de
tels critères pourraient être difficiles à établir, et le système coûteux à
faire fonctionner. Et les Etats pourraient penser que l’extension d’un tel
système ne jouerait pas de rôle positif dans l’élaboration de leurs systèmes
d’exploitation agricole.
Une autre préoccupation porte sur
le critère d’homogénéité. Alors que les partisans de la PVV avancent qu’en
stimulant la production de nouvelles variétés, elle augmente véritablement la
biodiversité, d’autres affirment que l'exigence d’homogénéité, et la
certification de variétés de cultures essentiellement semblables, augmenteront
l’uniformité des cultures et la diminution de la biodiversité. Bien sûr, cette
préoccupation va bien au-delà de la PVV. Dans de nombreux pays, la législation
en matière de semences impose de strictes conditions d’homogénéité, parfois
plus strictes que la législation en matière de PVV. De plus, de semblables
inquiétudes ont été suscitées par l’uniformité accrue résultant de la réussite
des variétés de la Révolution verte, qui a conduit à une plus grande
sensibilité aux maladies et à une diminution de la biodiversité naturelle.
Mais, à mesure que la sélection des variétés est de plus en plus une activité du
secteur privé, et que de nouvelles variétés remplacent un grand nombre de
variétés traditionnelles, il est essentiel de savoir comment les ressources
génétiques doivent être conservées et gérées pour une utilisation future
éventuelle, que ce soit dans les champs ou dans des « banques de
gènes ».[190]
Il peut également être nécessaire
de faire une distinction entre les normes de protection selon les différents
types de cultures. Par exemple, les pays ayant des secteurs commerciaux et
d’exportation importants pourraient adopter des normes de type UPOV pour les
cultures qui relèvent de ces secteurs afin d’encourager l’innovation et la
commercialisation. Mais ils pourraient adopter d’autres normes pour les
cultures vivrières récoltées par les agriculteurs en vue de protéger leurs
pratiques, qui consistent à conserver, échanger et vendre les semences, ainsi
que les autres systèmes spontanés d’innovation. Par exemple, au Kenya, les
droits conférés par la PVV semblent avoir été demandés surtout par les
entreprises commerciales appartenant à des étrangers qui exportent des fleurs
et des légumes, afin de renforcer la commercialisation et l’exportation. Ceci
peut être avantageux pour l’expansion des industries d’exportation du Kenya et
pour son agriculture commerciale, ainsi que, indirectement, pour les
populations pauvres. La PVV peut faciliter la mise à disposition de nouvelles
variétés au Kenya (qui auraient pu ne pas l’être en l’absence de protection),
mais ne semble guère stimuler la recherche locale. Apparemment, le système n’a
pas répondu véritablement aux préoccupations directes des agriculteurs pauvres
du Kenya et n'a pas présenté beaucoup d'intérêt s'agissant des plantes qu'ils
cultivent.
Encadré
3.1. Union internationale pour la
protection des obtentions végétales (UPOV)
L’accord reconnu dans le monde en matière de PVV est la
Convention UPOV, qui date de 1961 et a été révisée trois fois depuis. A
l’exception de l’Afrique du Sud, les premiers pays en développement à adhérer à
l’UPOV ont été l’Uruguay et l’Argentine en 1994, ce qui a porté le nombre des
membres à 26. Depuis 1994, 24 autres pays en développement y ont adhéré. Bien
que les dispositions de l’Accord sur les ADPIC prévoient seulement qu’il
devrait y avoir un régime sui generis,
l’UPOV constitue un choix évident, car elle fournit une solution toute prête
pour élaborer une telle législation. De plus, des pressions ont été exercées
sur divers pays pour qu’ils adhèrent à l’UPOV dans le contexte d’accords
commerciaux bilatéraux (par exemple, l’accord commercial récemment conclu entre
le Vietnam et les Etats-Unis oblige les deux parties à être membres de l’UPOV,
dont les Etats-Unis sont déjà membres).
L’objectif de la Convention UPOV est d’assurer que les Etats
membres de l’Union reconnaissent les résultats des obtenteurs de nouvelles
variétés végétales, en mettant à leur disposition un droit de propriété
exclusif sur la base d’un ensemble de principes uniformes et clairement
définis.
Comme la Convention UPOV a été révisée par la suite (1978 et
1991), la portée et l’étendue de la protection ont été élargies. La période
minimale de protection a été augmentée à 20 ans (25 ans pour les vins et les
arbres) dans la version de 1991 (alors qu’elle était respectivement de 15 et 20
ans auparavant). A la différence des brevets, les critères de protection ne
comprennent pas d’activité inventive proprement dite. Pour avoir droit à la
protection, les variétés doivent distinctes, homogènes, stables et nouvelles
(s’agissant de la commercialisation antérieure).
L’Acte de 1978 de la Convention permettait aux obtenteurs
d’utiliser des variétés protégées comme source de nouvelles variétés, pouvant
être à leur tour protégées et commercialisées. Le texte de 1991 préserve la
dérogation de l’obtenteur, mais le droit de l’obtenteur s’étend à des variétés
qui sont « essentiellement dérivées » de la variété protégée, qui ne
peut pas être commercialisée sans l’autorisation du titulaire de la variété
originale.
Le texte de 1978 fournissait à l’obtenteur une protection en
ce qui concerne la production de semences à des fins d'écoulement commercial,
leur mise en vente et leur commercialisation (article 5.1) et par conséquent
autorisait implicitement les agriculteurs à replanter et à échanger leurs
semences (bien que ce droit ne soit pas spécifié). La Convention de 1991 est
plus restrictive en ce qui concerne les droits des agriculteurs. Le droit de
l’obtenteur s’étend maintenant à la production ou à la reproduction, en plus de
la commercialisation du matériel reproduit ou récolté (article 14.1). Ceci est
atténué par une dérogation facultative qui permet aux agriculteurs
« d’utiliser à des fins de reproduction ou de multiplication, sur leur propre exploitation, le
produit de la récolte qu’ils ont obtenu par la mise en culture, sur leur propre
exploitation, de la variété protégée ou [d’une variété essentiellement dérivée de la variété protégée] ».
(Article 15.2).[191]
Les pays en développement
devraient envisager de fonder leur législation en matière de PVV sur une
appréciation réaliste de la manière dont elle pourrait faciliter le
développement agricole et la sécurité alimentaire, compte tenu aussi du fait
que l'agriculture peut créer des exportations, des devises et des emplois. Ils
devraient en particulier envisager des modifications éventuelles au modèle de
la Convention UPOV pour l'adapter à leurs propres circonstances.[192] Plusieurs pays ont adopté ou
envisagent d'adopter des lois qui tiennent compte des éléments décrits
ci-dessus.[193]
Un aspect important des systèmes sui generis est la portée de la
dérogation des agriculteurs. A la différence des brevets, la législation en
matière de PVV prévoit en général une dérogation, comme dans la Convention UPOV
de 1978, qui permet aux agriculteurs de réutiliser les semences récoltées sur
leur propre exploitation sans l'autorisation du titulaire des droits. Aux
Etats-Unis, cette dérogation a été élargie de manière à permettre des ventes
limitées de cultures récoltées afin de procurer des semences à d'autres
agriculteurs. Et dans le monde en développement, en l'absence de règles
juridiques, les agriculteurs échangent et vendent officieusement leurs
semences. Comme nous l'avons fait remarquer, il s'agit là d'une pratique
toujours très répandue parmi les agriculteurs pauvres des pays en développement
et même encore courante dans les pays développés. Ces systèmes de vente et
d'échange constituent un mécanisme important permettant aux agriculteurs de
sélectionner et d'améliorer traditionnellement leurs propres variétés, et la
restriction de ce droit pourrait empêcher ce processus d'amélioration. Bien que
le texte de la Convention UPOV de 1991 permette aux pays d'autoriser les
agriculteurs à réutiliser leurs propres récoltes à des fins de semences sur
leurs propres exploitations, elle ne permet ni la vente, ni l'échange de
manière informelle. Par contre, l'Accord sur les ADPIC prescrit seulement
l'obligation d'une certaine forme de protection de la PI pour les variétés
végétales et ne définit en aucune manière les dérogations aux droits des
détenteurs de variétés protégées qui peuvent être prévues.
Ainsi, certains pays et
organisations ont essayé plusieurs solutions différentes dans ce domaine. Par
exemple, l'OUA (maintenant l'Union Africaine) a produit une législation modèle
pour que les pays africains puissent l'adapter dans leur propre législation.
Cette législation prévoit le droit de conserver, d'utiliser, de multiplier et
de reproduire les semences qui ont été obtenues sur l'exploitation, mais
n'autorise pas leur vente à une échelle commerciale.[194]
L’Inde, qui a récemment décidé de demander l'adhésion à l'UPOV, a intégré dans
sa loi sur la PVV (2002) une clause (39.1.iv)) aux termes de laquelle :
« Un agriculteur est réputé avoir le droit de
conserver, d’utiliser, de semer, de semer à nouveau, d’échanger, de partager ou
de vendre le produit de sa récolte, y compris les semences d’une variété
protégée en vertu de la présente loi, comme il en avait le droit avant l’entrée
en vigueur de la présente loi :
A condition que l'agriculteur n'ait pas le droit de vendre
des semences de marque d'une variété protégée en vertu de la présente
loi. »[195]
La dérogation de l’obtenteur,
conformément aux dispositions de la PVV, est également différente de la
législation en matière de brevets, car les obtenteurs peuvent sans autorisation
utiliser une variété protégée comme base de sélection d’une autre variété (qui
elle-même pourra ensuite obtenir une protection). Ainsi, la PVV fournit une
protection moindre que le brevet et, comme nous l’avons montré également, une
incitation minime à la recherche, mais de ce fait, elle présente aussi moins de
restrictions que le brevet à l’innovation progressive ultérieure. Ici aussi,
les pays en développement sont libres de choisir précisément les dérogations
qu’ils accordent. Au maximum, la PVV pourrait être conférée comme une catégorie
supérieure de certificat de semence ou de cachet donnant au détenteur les
droits exclusifs de vendre la semence portant ce cachet. Mais il n’existerait
aucun droit susceptible de protéger l’utilisation ou la vente ultérieure des
semences, tant qu’elles ne sont pas vendues assorties d’un certificat. Ce droit
pourrait être supérieur à celui d’une marque ou d’un certificat de semence,
mais ne limiterait en aucune manière la réutilisation ultérieure des semences récoltées.
Un tel système permettrait d’adapter la PVV aux besoins des agriculteurs
pauvres, mais il ne serait pas aussi motivant pour les obtenteurs.[196]
Impact des
brevets
Les brevets sur les variétés
végétales en tant que telles ne sont autorisés qu’aux Etats-Unis, au Japon et
en Australie, et c’est aux Etats-Unis qu’ils sont les plus fréquents. La loi
américaine de 1930 a introduit une catégorie spéciale de brevet de plante pour
le matériel obtenu par multiplication végétative, mais il est maintenant possible
aux Etats-Unis de délivrer des brevets d’utilité ordinaires pour des variétés
végétales. Les brevets constituent la forme de protection de la propriété
intellectuelle la plus forte, en ce sens qu’ils permettent normalement au
titulaire des droits d’exercer le contrôle le plus vaste sur l’utilisation du
matériel breveté en limitant les droits des agriculteurs de vendre ou
réutiliser les semences qu’ils ont récoltées, ou ceux d’autres obtenteurs
d’utiliser les semences (ou les technologies intermédiaires brevetées) à des
fins de recherche et sélection ultérieures. Toutefois, le droit des brevets
peut prévoir des dérogations semblables à celles des systèmes de PVV. Par
exemple la directive relative à la protection juridique des inventions
biotechnologiques de l’UE, tout en n’autorisant pas la délivrance de brevets
sur des variétés végétales, prévoit une dérogation pour l’agriculteur lorsqu’un
brevet portant sur un matériel génétique empêcherait autrement sa réutilisation
dans l’exploitation agricole. Elle contient également une disposition relative
à l'octroi de licences obligatoires, dans certains conditions, lorsque
l’utilisation d’un matériel par un obtenteur porterait autrement atteinte aux
droits conférés par un brevet.[197]
Aux Etats-Unis, le brevetage des
variétés végétales est particulièrement important parce que, en insérant les
revendications appropriées dans le brevet, le détenteur de la variété brevetée
peut empêcher les autres de l’utiliser à des fins de sélection. Il s’agit d’une
différence tout à fait significative par rapport à la PVV. Apporter la preuve
qu’une nouvelle variété répond aux critères de brevetabilité est plus ardu et
plus coûteux que d’obtenir la protection de la variété végétale, qui implique
des critères de protection sont plus bas. La protection par brevet est
également fréquemment obtenue grâce à un brevet de large portée qui revendique
le gène, le vecteur ou le porteur pour effectuer la transformation, etc., ce
qui peut recouvrir plusieurs variétés ou cultures susceptibles d’incorporer ce
gène. A des fins pratiques, ceci pourrait avoir le même effet que de faire
breveter toute la plante, car le brevet confère une protection qui s’étend à
« toute matière ... dans laquelle le produit est incorporé ».[198]
Quelles que soient les incitations
fournies par la délivrance d’un brevet, les forces du marché auront tendance à
orienter les efforts de recherche du secteur privé vers ce qui pourra rapporter
le rendement le plus élevé. Toutefois, par opposition aux médicaments, les
entreprises sont susceptibles d’être intéressées par des cultures qui sont
largement récoltées dans les pays en développement. Les coûts d’investissement
sont proportionnellement inférieurs à ceux de la recherche médicale, et les
marchés potentiels proportionnellement plus importants. Par exemple, alors que
la valeur du riz produit en Inde seule excède celle du marché du maïs aux
Etats-Unis, c’est jusqu’à présent une culture dont la sélection a été réservée
au secteur public national ou international (principalement le GCRAI). Depuis
lors, le secteur privé s’intéresse de plus en plus à la recherche sur le riz.
Monsanto et Syngenta travaillent au séquençage du génome de deux principales
variétés de riz. Le nombre de brevets délivrés aux Etats-Unis pour le riz a
augmenté de moins de 100 par an en 1995 à plus de 600 en 2000.[199]
Jusqu’à présent, 80 % des essais
sur des cultures transgéniques ont été réalisés dans les pays développés, où
sont cultivés les trois quarts des cultures GM du monde. Les stratégies de
sélection des multinationales se sont naturellement orientées vers les besoins
des marchés du monde développé et vers les secteurs commerciaux des pays en
développement à revenu intermédiaire (par exemple, du Brésil, de l’Argentine ou
de la Chine). La mise au point de caractères génétiques, tels que la tolérance
aux herbicides, est principalement déterminée par la recherche d’un avantage
commercial, plutôt que par l’obtention de caractéristiques utiles aux
agriculteurs pauvres des pays en développement. Mais certaines entreprises sont
en train d’introduire des variétés GM qui, même si elles sont contestées à la
fois dans les pays en développement et dans les pays développés, sont
considérées par certains pays en développement comme pouvant éventuellement
leur être utiles (par exemple, le gène Bt qui confère une résistance aux
insectes).[200] Le
coton-Bt ou le maïs-Bt sont maintenant cultivés dans cinq pays en développement
au moins, et d’autres pays pourraient être intéressés s’ils parviennent à
apporter une solution aux préoccupations d’ordre écologique. Par exemple,
l’Inde a récemment approuvé la plantation de coton-Bt. Les entreprises ont
également donné des technologies utiles pour les pays en développement (par
exemple au moyen de licences sans redevances), y compris celles qui sont liées
au riz enrichi de vitamine A (Golden Rice) et au manioc. Certaines sociétés ont
publié des articles scientifiques fondés sur leurs travaux de recherche sur le
génome, qui ont été contestés parce qu’elles n’ont pas déposé les données brutes
dans les banques de données publiques. Les négociations concernant le dépôt
dans les banques de données publiques ont été compliquées par le désir des
entreprises de limiter l’accès aux composantes de ces données qui représentent
la plus grande valeur commerciale potentielle.[201]
Ainsi, il est possible que les
technologies agricoles mises au point par le secteur privé puissent entraîner
des avantages pour les secteurs commerciaux des pays en développement. Mais si
la Révolution verte, qui a été mise au point et appliquée avec le financement
du secteur public, n'est pas parvenue à atteindre effectivement les
agriculteurs pauvres vivant dans des environnements pluvieux mais divers du
point de vue agro-écologique, il est évident que la recherche liée aux biotechnologies
entreprise par le secteur privé y parviendra encore moins. C’est pourquoi le
secteur public devra entreprendre davantage de travaux de recherche
spécialement orientés vers les besoins de ces agriculteurs. En 1998, le système
du GCRAI a dépensé 25 millions de dollars pour cette recherche alors que
Monsanto a investi 1,26 milliard de dollars.[202]
Indépendamment du problème des
incitations à une recherche qui serait utile aux agriculteurs pauvres, il
semble que les brevets, et dans une certaine mesure la PVV, ont joué un rôle
dans la consolidation importante des industries mondiales des semences et des
intrants agricoles. Cette consolidation semble être déterminée par l’évolution
technologique et suivre un objectif d’intégration verticale et horizontale, de
sorte que la pertinence des investissements dans la recherche peut être
maximisée grâce à un meilleur contrôle des réseaux de distribution, notamment
ceux des intrants agricoles complémentaires (comme les herbicides).
Les entreprises cherchent à obtenir
des droits de brevet pour protéger leurs propres investissements dans la
recherche et pour empêcher que d’autres portent atteinte à leurs droits. Mais
il s’ensuit que les droits de brevet des uns peuvent empêcher la recherche des
autres. Par exemple, il existe plusieurs centaines de droits de brevet qui se
chevauchent pour la technologie Bt et au moins quatre sociétés ont obtenu des
brevets qui concernent le maïs-Bt.[203]
Récemment, Syngenta a entamé deux procès aux Etats-Unis contre plusieurs
concurrents au motif qu’ils portent atteinte à plusieurs de ses brevets
relatifs à cette technologie, bien que les entreprises en question utilisent
ces technologies et vendent des semences les incorporant depuis plusieurs
années.[204] La
concession réciproque de licences[205],
ou des alliances stratégiques, peuvent également être utilisées comme
mécanismes pour répondre aux problèmes de brevets qui entrent en conflit,[206]
mais les fusions ou acquisitions pourraient bien être le moyen le plus efficace
d’obtenir la liberté d’utiliser les technologies en question dans un domaine de
recherche particulier. Toutes ces démarches, et pas seulement cette dernière,
réduisent la concurrence. Et les grandes sociétés agrochimiques
multinationales, du fait du contrôle croissant qu’elles exercent sur des
technologies essentielles assorties de droits exclusifs, représentent également
un obstacle insurmontable à l’entrée de nouvelles entreprises innovantes.[207]
Dans les années 80, le secteur universitaire et public représentait 50 % de la
totalité des brevets américains délivrés à propos du Bt. En 1994, les
entreprises indépendantes et les particuliers en détenaient 77 % dans le
domaine de la biotechnologie, mais en 1999 les six grandes sociétés (qui ne
furent plus que cinq avec la fusion des branches agricoles de AstraZeneca et
Novartis pour former Syngenta) en détenaient 67 %. De plus, le contrôle
croissant de ces sociétés a été prouvé par le fait que 75 % de leurs brevets
relatifs au Bt en 1999 ont été obtenus par l’acquisition de petites entreprises
biotechnologiques et semencières.[208]
Dans les pays en développement,
on a décelé de semblables tendances, avec un processus extrêmement rapide de
fusion et acquisition par les multinationales. Par exemple, au Brésil, à la
suite de l’introduction de la protection des variétés végétales en 1997 (mais
probablement aussi en raison de la permission attendue de cultiver des cultures
GM), Monsanto a augmenté sa part du marché des semences de maïs de 0 % à 60 %
entre 1997 et 1999. Cette société a acquis trois entreprises locales (y compris
Cargill à l’issue d’un accord international), alors que Dow et Agrevo
(maintenant Aventis) augmentaient également leur part de marché par
acquisition. Il n’est resté qu’une seule entreprise brésilienne ne possédant
qu’une part de marché de 5 %.[209] Cette tendance semble répandue dans les pays
en développement.[210]
Ainsi, la rapidité de
concentration dans ce secteur soulève de graves questions en matière de
concurrence. La sécurité alimentaire risque d'être sérieusement menacée si les
technologies sont fournies à des prix trop élevés excluant les petits
agriculteurs, ou si aucune autre source de nouvelles technologies n’existe,
notamment en provenance du secteur public. De plus, cette concentration accrue
et les revendications de brevet, qui entrent en conflit lorsque les secteurs
tant public que privé ont fait breveter des technologies végétales, pourraient
ralentir les travaux de recherche. Dans le secteur privé, la réaction a été de
nouer des alliances ou de faire des acquisitions, mais dans le secteur public,
il s’agit de savoir comment avoir accès aux technologies dont on a besoin pour
entreprendre des recherches sans porter atteinte aux DPI et, si de nouvelles
technologies sont mises au point, à quelle condition elles pourraient être
mises à disposition. Une récente étude publiée par le ministère de
l’Agriculture américain conclut que « on ne peut pas dire à coup sûr
si le régime actuel de propriété intellectuelle stimule ou entrave la
recherche ».[211]
Nous aborderons ce sujet à nouveau au Chapitre 6.
Par conséquent, les pays en
développement ont peut-être trois options pour s’acquitter de leur obligation
de protéger les variétés végétales en vertu de l’Accord sur les ADPIC. Ils
peuvent adopter une ou plusieurs des possibilités suivantes :
·
Une législation de type UPOV fondée sur
la Convention de 1978 ou de 1991 (bien que maintenant ils ne puissent adhérer
qu’à la Convention de 1991)
·
Une autre forme de système sui generis, incluant ou non les
variétés de pays
·
Des brevets délivrés pour des variétés
végétales.
Nos réserves concernant l'impact
possible des brevets ne s’appliquent pas seulement aux brevets sur les variétés
végétales, mais aussi aux végétaux et aux animaux en général. A l’heure
actuelle, il ne semble guère que la protection par brevet des inventions liées
à la biotechnologie serve vraiment les intérêts de la majorité des pays en
développement n’ayant pas ou guère de capacités dans ce domaine. Par
conséquent, nous voudrions recommander d’utiliser au maximum les possibilités
offertes par l’Accord sur les ADPIC concernant l’exclusion de ces inventions de
la protection par brevet. Même dans les cas où l’Accord sur les ADPIC stipule
qu’une protection par brevet doit être fournie, par exemple en ce qui concerne
les micro-organismes, les pays en développement ont la possibilité de
restreindre la portée de la protection. En particulier, en l’absence de toute
définition reconnue de manière universelle de ce qui constitue un
« micro-organisme », les pays en développement restent libres
d’adopter une définition crédible qui limite la gamme de matériel couvert.[212]
Etant
donné que les brevets peuvent imposer des restrictions à l'utilisation des
semences par les agriculteurs et les chercheurs, les pays en développement ne devraient
en principe pas délivrer de brevets sur les végétaux et les animaux, ce que
permet l’article 27.3 b) de l’Accord sur les ADPIC. Ils devraient plutôt
envisager différentes formes de systèmes sui
generis pour les variétés végétales.
Les
pays en développement aux capacités technologiques limitées devraient
restreindre l’application des brevets en biotechnologie agricole, selon des
modalités compatibles avec l’Accord sur les ADPIC, et adopter une définition
restrictive du terme « micro-organisme ».
Les pays qui ont déjà, ou désirent développer, des
industries liées aux biotechnologies souhaiteront sans doute offrir une
protection par brevet dans ce domaine. Dans ce cas, ils devraient établir
néanmoins des exceptions spécifiques aux droits exclusifs pour ce qui concerne
la sélection végétale et la recherche. Il faut en outre examiner dans quelle
mesure les droits de brevet s’appliquent au produit de la reproduction ou de la
multiplication de l’invention brevetée, et prévoir une exception très explicite
afin que les agriculteurs puissent réutiliser les semences.
Le
réexamen de l’article 27.3 b) de l’Accord sur les ADPIC actuellement en cours
devrait préserver le droit des pays de ne pas délivrer de brevets sur les
végétaux et les animaux, y compris les gènes et les végétaux et animaux
génétiquement modifiés, ainsi que celui de mettre au point des régimes sui generis pour la protection des
variétés végétales qui conviennent à leurs systèmes agricoles. Ces régimes
devraient permettre l’accès aux variétés protégées pour la recherche ou la
sélection ultérieures et prévoir tout au moins le droit des agriculteurs à
conserver et à replanter leurs semences, y compris la possibilité de les vendre et de les
échanger de manière informelle.
En raison de la concentration croissante de
l’industrie des semences, il est important que la recherche du secteur public
en matière d'agriculture et sa composante internationale soient renforcées et
mieux financées. L’objectif devrait être de garantir que la recherche est
orientée vers les besoins des agriculteurs pauvres, que les variétés
appartenant au secteur public sont disponibles pour permettre la concurrence
avec les variétés du secteur privé et que le patrimoine des ressources
génétiques végétales mondiales est préservé. De plus, c’est un domaine dans
lequel les pays devraient envisager l’utilisation du droit de la concurrence
pour faire face au degré élevé de concentration au sein du secteur privé.
ACCES AUX
RESSOURCES PHYTOGENETIQUES ET DROITS DES AGRICULTEURS
Introduction
Comme indiqué plus haut, l’avenir de la recherche
agricole dépend beaucoup de la conservation des ressources génétiques contenues
dans les champs et dans les collections nationales et internationales, ainsi
que de la garantie de l’accès des chercheurs à des conditions qui reconnaissent
la contribution apportée par les agriculteurs dans le monde en développement
s’agissant de la conservation, de l’amélioration et de la disponibilité de ces
ressources.
L’action internationale visant à garantir la
conservation, l’utilisation et la disponibilité des ressources phytogénétiques
est fondée sur l’Engagement international sur les ressources phytogénétiques de
la FAO, adopté en 1983. Par la suite, le concept de droits des agriculteurs[213]
s’est dégagé des débats de la FAO lorsqu’il a été reconnu qu’il existait un
déséquilibre entre les DPI accordés aux obtenteurs de variétés végétales modernes et les droits des
agriculteurs qui avaient fourni les ressources phytogénétiques à partir
desquelles ces variétés étaient principalement dérivées. Autre
préoccupation : comment concilier la mise à disposition des ressources
phytogénétiques en tant que patrimoine commun de l’humanité et l'octroi de DPI
privés sur des variétés qui en proviennent ?
En 1989, la FAO a reconnu ces problèmes en
incorporant dans l’Engagement les droits des agriculteurs, c’est-à-dire les
droits « que confèrent aux agriculteurs et en particulier à ceux des
centres d’origine et de diversité des ressources phytogénétiques, leurs
contributions passées, présentes et futures à la conservation, à l’amélioration
et à la disponibilité de ces ressources ».[214]
Les droits des agriculteurs devaient être exercés par l’intermédiaire d'un
Fonds international pour les ressources phytogénétiques, qui financerait les
activités pertinentes, notamment dans les pays en développement. Par la suite,
la FAO a convenu que « les droits des obtenteurs tels qu’ils sont reconnus
par l’UPOV ... ne sont pas incompatibles avec l’Engagement
international », choix de mots qui traduisait l’ambivalence ressentie par
certains pays en développement concernant la logique existant entre
l’Engagement et l’UPOV.[215]
A la suite de l'adoption de la CDB en 1992, c’est
sur cette base qu’a été entrepris le processus de transformation de l’Engagement
en Traité (ITPGRFA), finalement convenu en 2001.[216]
Le Traité ITPGRFA a pour objectif spécifique de faciliter l’accès aux
ressources phytogénétiques détenues par les parties contractantes et à celles
des collections internationales, pour le bien commun, reconnaissant qu’elles
constituent une matière première indispensable à l’amélioration génétique des
plantes cultivées et que de nombreux pays dépendent de ressources génétiques
venant d'ailleurs. Ceci constitue une application des principes de la CDB, compte
tenu des caractéristiques particulières des ressources phytogénétiques. La
plupart des variétés existantes actuellement, notamment celles qui sont
dérivées des programmes de sélection publics, contiennent un matériel génétique
provenant de nombreuses sources, souvent dérivées d’un matériel génétique issu
des banques de gènes, qui elles-mêmes peuvent provenir de diverses origines.
Le Traité ITPGRFA reconnaît également la
contribution des agriculteurs à la conservation, l’amélioration et la mise à disposition
de ces ressources, et que cette contribution est le fondement des droits des
agriculteurs. Il ne limite sous aucune forme que ce soit les droits que peuvent
avoir les agriculteurs, en vertu de la législation nationale, de conserver,
utiliser, échanger et vendre des semences de ferme. Il précise également le
droit de participer à la prise de décisions concernant l'utilisation de ces
ressources ainsi qu'au partage juste et équitable des avantages en découlant
(voir Encadré 3.2).
Le Traité ITPGRFA déclare dans
son article 9.2 que la responsabilité de la réalisation des droits des
agriculteurs est du ressort des gouvernements. Ainsi, l’application de droits
spécifiques des agriculteurs n’est pas une obligation internationale, comme
celle qui est imposée par les dispositions de l’Accord sur les ADPIC.
La justification des droits des
agriculteurs associe des arguments concernant l’équité et l’économie. Les
obtenteurs de végétaux et le monde dans son ensemble tirent parti de la
conservation et de la mise en valeur des ressources phytogénétiques entreprises
par les agriculteurs, mais les agriculteurs ne sont pas récompensés pour la
valeur économique qu’ils ont ainsi apportée. Les droits des agriculteurs
peuvent être considérés comme un moyen de fournir aux agriculteurs une
motivation afin qu’ils continuent à conserver et à protéger la biodiversité.
Comme on l’a indiqué, la protection des variétés végétales tend par sa nature
même à encourager l’homogénéité et à réduire la biodiversité, ce à quoi les
pratiques traditionnelles des agriculteurs constituent un contrepoids
essentiel. Il faudrait apporter une aide aux agriculteurs au nom de la valeur
économique qu’ils conservent, qui n’est pas reconnue sur le marché et qui est
dans une certaine mesure menacée par les évolutions techniques et l’extension
de la protection des obtenteurs de variétés végétales. De plus, l’extension de
la protection de la propriété intellectuelle menace vraiment de restreindre les
droits des agriculteurs à réutiliser, échanger et vendre des semences, pratique
qui constitue la base de leur rôle traditionnel en matière de conservation et de mise en valeur.
9.1 Les Parties contractantes reconnaissent l’énorme
contribution que les communautés locales et autochtones ainsi que les
agriculteurs de toutes les régions du monde, et spécialement ceux des centres
d’origine et de diversité des plantes cultivées, ont apportée et continuent
d’apporter à la conservation et à la mise en valeur des ressources
phytogénétiques qui constituent la base de la production alimentaire et
agricole dans le monde entier.
9.2 Les Parties contractantes conviennent que la
responsabilité de la réalisation des Droits des agriculteurs, pour ce qui est
des ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture, est du
ressort des gouvernements. En fonction de ses besoins et priorités, chaque
Partie contractante devrait, selon qu’il convient, et sous réserve de la
législation nationale, prendre des mesures pour protéger et promouvoir les
Droits des agriculteurs, y compris :
(a) la protection
des connaissances traditionnelles présentant un intérêt pour les ressources
phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture ;
(b) le droit de
participer équitablement au partage des avantages découlant de l’utilisation
des ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture ;
(c) le droit de
participer à la prise de décisions, au niveau national, sur les questions
relatives à la conservation et à l’utilisation durable des ressources
phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture.
9.3 Rien dans cet Article ne devra être interprété comme limitant les
droits que peuvent avoir les agriculteurs de conserver, d’utiliser, d’échanger
et de vendre des semences de ferme ou du matériel de multiplication, sous
réserve des dispositions de la législation nationale et selon qu’il convient.
Les droits des agriculteurs ne constituent pas un
droit de propriété intellectuelle, mais doivent être considérés comme un
contrepoids important aux droits accordés aux obtenteurs dans le secteur
officiel au titre de la PVV ou des brevets. Toutefois, les moyens permettant
d’appliquer ces droits au niveau national sont complexes, comme nous
l’examinons dans le prochain chapitre à propos de la CDB. Le Traité prévoit la
mise en place d’une stratégie de financement alimentée par des contributions et
par la part des ressources tirées de la commercialisation, ce qui permettra la
mise en œuvre des plans et programmes convenus pour les agriculteurs « qui
conservent et utilisent de manière durable les ressources phytogénétiques pour
l’alimentation et l’agriculture ».[217]
En vertu du Traité, les pays ont
convenu de faciliter l’accès aux ressources phytogénétiques énumérées sur une
liste convenue de cultures figurant en annexe, et qui sont importantes pour la
sécurité alimentaire. En signant ce Traité, les gouvernements conviennent
d’incorporer les ressources directement contrôlées par eux dans le
« Système multilatéral ». Ils encourageront également les
institutions qui ne relèvent pas directement de leur juridiction à faire de
même. Ce qui est particulièrement important, c’est la grande collection de
matériel génétique intéressant les pays en développement qui est sous l'égide
du GCRAI, mais il y a bien sûr de nombreuses collections nationales
d’importance mondiale dans les pays développés comme dans les pays en
développement, ainsi que les réserves de diversité génétique dans les champs
des agriculteurs.
En ce qui
concerne les DPI, la partie éventuellement discutable de ce Traité porte sur la
protection des ressources auxquelles il est possible d’avoir accès grâce au
Système multilatéral. Il a été finalement convenu, comme le stipule le Traité,
que :
« Les bénéficiaires ne peuvent revendiquer aucun droit
de propriété intellectuelle ou autre droit limitant l’accès facilité aux
ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture ou à leurs
parties ou composantes génétiques, sous la forme reçue du Système
multilatéral ; »[218]
Inévitablement, ce texte
constitue un compromis diplomatique, traduisant le désir de nombreux pays en
développement d’éviter toute limitation de l’accès qui serait imposée par la
délivrance de DPI, et celui de certains pays développés de permettre la
délivrance de brevets sur le matériel génétique conformément aux critères
existants appliqués au niveau national. Les mots cruciaux « sous la forme
reçue » signifient que le matériel reçu ne peut pas être breveté en tant que tel, mais ils permettent que
des brevets soient délivrés pour des modifications (quelle qu’en soit la
définition) de ce matériel.
Le libellé de
ce compromis exclut bien évidemment la délivrance de brevets pour des semences
obtenues d’une banque de semences. Mais la mesure dans laquelle il est possible
d’octroyer des brevets pour un gène isolé à partir de ce matériel est loin de
faire l’unanimité. Pendant la négociation de ce Traité, certains pays estimaient
que cet article devait être interprété comme excluant l’octroi de tels brevets.
D’autres estimaient que la forme isolée d’un gène (pour lequel une fonction a
également été déterminée) est différente de « la forme reçue » et,
par conséquent, devrait être brevetable. Ainsi, ce libellé soulève la question
d’ordre général importante, à savoir quelles sont les règles qui conviennent
pour la délivrance de brevets sur un matériel génétique, tant pour les pays
développés que pour les pays en développement. Il faut pour y répondre prendre
en compte la nature de l’activité inventive nécessaire pour la délivrance du
brevet, la nature des revendications pour l’utilisation inventée de ce matériel
et la mesure dans laquelle ces revendications pourraient limiter l’utilisation
du matériel génétique servant de support. Nous examinerons ceci plus en détail
au Chapitre 6.
Ce Traité a également établi un
principe important selon lequel tout utilisateur de matériel doit signer un
accord type de transfert de matériel (ATM),[219]
devant être adopté par l’Organe directeur du Traité, qui comprendra les
conditions d’accès convenues dans le Traité (article 12.3) et prévoira le
partage des avantages des produits de toute commercialisation provenant du
matériel par l’intermédiaire d’un fonds créé conformément aux dispositions du
Traité. Ceci va bien au-delà des dispositions de la CDB en suggérant un
mécanisme concret pour le partage des avantages, fondé sur des arrangements
multilatéraux plutôt que bilatéraux.
Les
pays développés et les pays en développement devraient accélérer le processus
de ratification du Traité international de la FAO sur les ressources
phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture. Ils devraient
notamment appliquer les dispositions du
Traité concernant :
·
le
non-octroi des DPI sur tout matériel transféré dans le cadre du système
multilatéral, sous la forme reçue
·
la
mise en œuvre au niveau national de mesures visant à promouvoir les droits des
agriculteurs, y compris a) la protection des savoirs traditionnels relatifs aux
ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture ; b) le droit
de participer équitablement au partage des avantages découlant de l’utilisation
des ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture ; c)
le droit de participer à la prise de décisions, au niveau national, sur les
questions relatives à la conservation et à l’utilisation durable des ressources
phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture.
Les communautés humaines ont
toujours produit, affiné et transmis leurs connaissances de génération en
génération. Ces « savoirs traditionnels »[220]
constituent souvent un élément important de leur identité culturelle. Les
savoirs traditionnels ont joué, et jouent encore, un rôle vital dans la vie
quotidienne de la grande majorité des gens. Ils sont en effet essentiels à la
sécurité alimentaire et à la santé de millions de personnes dans le monde en
développement. Dans de nombreux pays, les médecines traditionnelles constituent
les seuls soins abordables à la disposition des pauvres. Dans les pays en
développement, jusqu’à 80 % de la population dépend des médecines
traditionnelles pour répondre à ses besoins en matière de santé.[221]
En outre, la connaissance des propriétés médicinales des plantes est à
l’origine de nombreux médicaments modernes. Comme nous l’avons observé au
Chapitre 3, l’emploi et le développement constant de variétés végétales par les
agriculteurs locaux, et le partage et la diffusion de ces variétés ainsi que
des savoirs qui y sont associés, jouent un rôle essentiel dans les systèmes
agricoles des pays en développement.
Ce n’est toutefois que récemment que la communauté
internationale a cherché à reconnaître et à protéger les savoirs traditionnels.
En 1981, l’OMPI et l’UNESCO ont adopté une loi type sur le folklore. En 1989,
le concept de droits des agriculteurs a été introduit par la FAO dans son
Engagement international sur les ressources phytogénétiques et, en 1992, la
Convention sur la diversité biologique (CDB) a mis en avant la nécessité de
promouvoir et de conserver les savoirs traditionnels.[222]
En dépit de ces efforts couvrant deux décennies, aucune solution définitive et
acceptable pour tous n’a encore vu le jour pour protéger et promouvoir les
savoirs traditionnels.
La CDB pose également des principes régissant l’accès aux
ressources génétiques et aux savoirs qui y sont associés, ainsi que le partage
des avantages découlant de cet accès. Nous étudions donc les relations entre le
système de PI et les principes d’accès et de partage des avantages de la CDB,
dans le cadre des savoirs, traditionnels ou autres, et des ressources
génétiques.
Nous examinons aussi ici, bien qu’il s’agisse pour une
grande part d’un sujet distinct, si les indications géographiques (IG) ont un
rôle à jouer dans la promotion du développement. A ce sujet, nous abordons
également les questions qui intéressent les pays en développement dans les
débats actuels du Conseil des ADPIC.
Ainsi, dans le présent
chapitre, nous examinons les questions suivantes :
·
Quelle est la
nature des savoirs traditionnels et du folklore et qu’entend-on par leur
protection ?
·
Comment le système
de PI existant peut-il être utilisé pour protéger et promouvoir les savoirs
traditionnels ?
·
Quelles
modifications du système de PI pourraient améliorer la protection ?
·
Comment le système
de PI peut-il appuyer les principes d’accès et de partage des avantages
consacrés dans la CDB ?
·
La protection des
indications géographiques est-elle importante pour les pays en
développement ?
Plusieurs affaires portant sur
les savoirs traditionnels ont attiré l’attention de la communauté
internationale. Par conséquent, la question des savoirs traditionnels a pris le
devant de la scène dans le débat général entourant la propriété intellectuelle.
Ces affaires impliquent ce que l’on appelle fréquemment la
« biopiraterie » (voir Encadrés 4.1 et 4.2). Les exemples du curcuma,
du margousier et de l’ayahuasca illustrent les problèmes que peut poser
l’octroi d’une protection par brevet aux inventions relatives aux savoirs
traditionnels tombés dans le domaine public. Dans ces affaires, des brevets
nuls ont été délivrés car les examinateurs des brevets n’avaient pas connaissance
des savoirs traditionnels concernés. Dans un autre exemple, un brevet a été
accordé sur une espèce végétale appelée hoodia. Là, la question n’était pas de
savoir si le brevet devait être accordé ou non, mais plutôt si la population
locale, appelée San, qui avait développé le savoir traditionnel sous-tendant
l’invention, était en droit de recevoir une juste part des avantages issus de
la commercialisation.
Encadré
4.1 Biopiraterie
Il n’existe aucune définition officielle de la
« biopiraterie ». Le Groupe d'action sur l'érosion, la technologie et
la concentration (Groupe ETC) la définit comme « l’appropriation des
savoirs et des ressources génétiques des communautés agricoles et autochtones
par des personnes ou des institutions visant à obtenir un contrôle
monopolistique exclusif (généralement par le biais de brevets ou de droits
d'obtention végétale) sur ces ressources et savoirs ».
Les actions suivantes ont été décrites comme des actes de
« biopiraterie » :
a) La
délivrance de « mauvais » brevets. Il s’agit de brevets délivrés pour des inventions qui ne
sont pas nouvelles ou inventives eu égard aux savoirs traditionnels tombés dans
le domaine public. Ces brevets peuvent être délivrés en raison d’omissions lors
de l’examen du brevet ou simplement parce que les examinateurs des brevets
n’avaient pas accès aux savoirs. Ce second cas de figure se présente lorsque
les savoirs sont écrits mais inaccessibles à l’aide des outils à la disposition
des examinateurs, ou lorsqu’il s’agit de savoirs non écrits. Une initiative
lancée par l’OMPI, visant à répertorier et classer les savoirs traditionnels,
cherche à résoudre une partie de ces problèmes.
b) La
délivrance de « bons » brevets. Il est possible que des brevets soient délivrés
régulièrement, conformément au droit national, pour des inventions dérivées des
savoirs traditionnels d’une communauté ou de ses ressources génétiques. On
pourrait avancer que la délivrance de tels brevets constitue un acte de
« biopiraterie » pour les raisons suivantes :
·
Les
normes en matière de brevets sont insuffisantes. Par exemple, des brevets sont
autorisés pour des inventions qui ne sont guère plus que des découvertes. Ou
bien, le régime national des brevets (comme aux Etats-Unis, par exemple) peut
ne pas reconnaître certaines formes de divulgation publique des savoirs
traditionnels comme faisant partie de l’état de la technique.[223]
·
Même
si le brevet représente une réelle invention, quelle qu’en soit la définition,
il est possible qu’aucune disposition n’ait été prise pour obtenir le
consentement préalable donné en connaissance de cause[224] des membres des
communautés fournissant le savoir ou la ressource, ni pour partager les
avantages de la commercialisation afin de rémunérer ces personnes en
conséquence, conformément aux principes de la CDB.
Encadré
4.2 Affaires controversées portant sur des brevets et impliquant des savoirs
traditionnels et des ressources génétiques
Curcuma
Le curcuma (Curcuma
longa) est un végétal de la famille du gingembre produisant des rhizomes
couleur safran, utilisés comme une épice pour aromatiser la cuisine indienne.
Il possède également des propriétés qui en font un ingrédient efficace de
médicaments, de produits cosmétiques ou encore de teintures colorées. A titre
thérapeutique, il sert généralement à soigner les blessures et les érythèmes.
·
En
1995, deux ressortissants indiens du centre médical de l’Université du
Mississippi ont obtenu le brevet américain numéro 5.401.504 pour
« l’utilisation du curcuma pour soigner des blessures ».
·
Le
Conseil indien de la recherche scientifique et industrielle (Council of Scientific and Industrial
Research - CSIR) a demandé à l’Office des brevets et des marques des
Etats-Unis (US Patent and Trademark
Office - USPTO) le réexamen du brevet.
·
Le
CSIR alléguait que le curcuma était utilisé depuis des milliers d’années pour
soigner les blessures et les érythèmes et que son usage médicinal n’était donc
pas nouveau.
·
Cette
revendication était appuyée par des preuves écrites du savoir traditionnel,
dont un texte ancien en sanskrit et un article publié en 1953 dans le journal
de l’Association médicale indienne.
·
Malgré
les arguments des titulaires du brevet, l'USPTO a admis les objections du CSIR
et a révoqué le brevet.
Observations : L’affaire du curcuma a
eu du retentissement car c’était la première fois que la contestation d’un
brevet fondé sur les savoirs traditionnels d’un pays en développement était
retenue. Les frais de justice encourus par l’Inde dans cette affaire, tels que
calculés par le gouvernement indien, s’élèvent à 10 000 dollars
environ.
Margousier
Le margousier (Azadirachta
indica) est un arbre originaire de l’Inde et d’autres parties de l’Asie du
Sud et du Sud-Est. Il est maintenant cultivé dans les tropiques en raison de
ses propriétés en tant que médicament, pesticide et engrais naturel. Les
extraits de margousier peuvent être utilisés pour lutter contre des centaines
d’animaux nuisibles et de mycoses qui attaquent les cultures alimentaires.
L’huile extraite de ses graines est employée dans le traitement du rhume et de
la grippe et, mélangée au savon, elle apporterait un soulagement à bon prix
dans les cas de paludisme, de maladie de peau et même de méningite.
·
En 1994, l’OEB a délivré le brevet européen numéro
EP0436257 à la société américaine W.R. Grace et au ministère de l’Agriculture
des Etats-Unis (US Department of
Agriculture - USDA) pour une « méthode pour combattre les
champignons aux plants avec l'huile
de margousier extraite hydrophobément ».
·
En
1995, un groupe d’ONG internationales et de représentants d’agriculteurs
indiens a déposé une opposition en justice contre ce brevet.
·
Ce
groupe a présenté des preuves que l’effet fongicide des extraits de graines de
margousier était connu et utilisé depuis des siècles dans l’agriculture
indienne pour protéger les cultures, et que l’invention alléguée dans la
demande EP0436257 n’était donc pas nouvelle.
·
En
1999, l’OEB a jugé que, sur le fondement des preuves, « tous les éléments
de la présente revendication avaient été communiqués au public avant la demande
de brevet … et [le brevet] est donc réputé n’impliquer aucune activité
inventive ».
·
Le
brevet a été révoqué par l’OEB en 2000.
Ayahuasca
Depuis plusieurs générations, les shamans de tribus
autochtones du bassin amazonien traitent l’écorce de Banisteriopsis caapi pour produire une boisson cérémonielle appelée
« ayahuasca ». Les shamans utilisent l’ayahuasca (littéralement,
« vin de l’âme ») lors de cérémonies religieuses et curatives pour
diagnostiquer et traiter des maladies, rencontrer les esprits et prédire
l’avenir.
Un Américain, Loren Miller, a obtenu le brevet de plante
américain numéro 5.751 en juin 1986, lui octroyant des droits sur une prétendue
variété de Banisteriopsis caapi qu’il
avait appelée « Da Vine ». La description du brevet précisait que la
« plante a été découverte poussant dans un jardin privé de la forêt
ombrophile amazonienne d’Amérique du Sud ». Le titulaire du brevet
alléguait que Da Vine constituait une variété nouvelle et distincte de Banisteriopsis caapi, en raison principalement
de la couleur de ses fleurs.
La Coordination des organisations autochtones du bassin de
l'Amazone (Coordinating Body of
Indigenous Organizations of the Amazon Basin - COICA), organe de
coordination représentant plus de 400 groupes autochtones, a appris
l’existence du brevet en 1994. Pour le compte de la COICA, le Centre pour
les lois internationales de l'environnement (Center for International Environmental Law - CIEL) a déposé
une demande de réexamen relative au brevet. Le CIEL avançait qu’une étude de
l’état de la technique avait révélé que Da Vine n’était ni nouvelle ni
distincte. Il a également allégué que la délivrance du brevet était contraire
aux aspects publics et moraux de la loi américaine sur les brevets en raison du
caractère sacré de Banisteriopsis caapi
dans l’ensemble de la région amazonienne. Le CIEL a présenté de nombreuses
nouvelles preuves de l’état de la technique et, en novembre 1999, l'USPTO a
rejeté la revendication du brevet, admettant que Da Vine ne pouvait pas être
distinguée de l’état de la technique présenté par le CIEL et que, par
conséquent, le brevet n’aurait jamais dû être délivré. Toutefois, de nouveaux
arguments du titulaire du brevet ont persuadé l'USPTO de revenir sur sa
décision et d’annoncer début 2001 que le brevet était valable.
Observations : En raison de la date de dépôt du
brevet, celui-ci n’était pas couvert par les nouvelles règles des Etats-Unis
relatives au réexamen entre les parties. Le CIEL ne pouvait donc pas apporter
de commentaires sur les arguments avancés par le titulaire du brevet, arguments
qui ont conduit à la confirmation du brevet.
Les San, qui vivent dans la région du désert de Kalahari en
Afrique australe, consomment traditionnellement le cactus hoodia pour apaiser
leur faim et leur soif lors de longues expéditions de chasse. En 1937, un
anthropologue néerlandais qui étudiait les San a observé cette utilisation du
hoodia. Ce n’est que récemment que les scientifiques du Conseil sud-africain de
la recherche scientifique et industrielle (South
African Council for Scientific and Industrial Research - CSIR) ont
découvert son rapport et commencé à étudier cette plante.
En 1995, le CSIR a fait breveter l’élément anorexigène du
hoodia (P57). En 1997, il a accordé une licence sur le P57
à une société britannique de biotechnologie, Phytopharm. En 1998, la
société de produits pharmaceutiques Pfizer a acquis les droits de développement
et de commercialisation du
P57, en tant que produit amincissant potentiel et de
traitement éventuel de l'obésité (marché d'une valeur de plus de 6 milliards de
livres sterling), auprès de Phytopharm pour un total de 32 millions de
dollars en redevances et paiements d’étape.
Ayant appris l’exploitation possible de leur savoir
traditionnel, les San ont menacé d ‘engager une action en justice contre
le CSIR au motif de « biopiraterie ». Ils alléguaient que leur savoir
traditionnel leur avait été dérobé et que le CSIR
n’avait pas respecté les règles de la Convention sur la diversité biologique,
qui exigent le consentement préalable donné en connaissance de cause de toutes
les parties prenantes, dont les découvreurs et utilisateurs d’origine.
Phytopharm a procédé à des enquêtes approfondies, mais n’a
trouvé aucun « détenteur du savoir ». A l’époque, les San encore en
existence vivaient apparemment dans un village de toile à 2 400 km des terres
de leur tribu. Le CSIR a allégué qu’il avait prévu
d’informer les San de ses recherches et d’en partager les avantages,
mais qu’il voulait auparavant s’assurer que le médicament se révélait efficace.
En mars 2002, Le CSIR et les San sont parvenus à un accord,
selon lequel les San, reconnus en tant que dépositaires du savoir traditionnel
associé au végétal hoodia, recevront une part des redevances futures
éventuelles. Bien qu’il soit probable que les San ne reçoivent qu’un
pourcentage minime des ventes futures, la taille potentielle du marché signifie
que la somme concernée pourrait rester substantielle. Il est peu probable que
le médicament sera commercialisé avant 2006 et risque encore d’échouer au stade
des essais cliniques.
Observations : Cette affaire semblerait démontrer qu’avec la bonne volonté de toutes
les parties, il est possible de parvenir à des accords acceptables pour tous
concernant l’accès et le partage des avantages. L’importance de la propriété
intellectuelle dans l’obtention d’avantages futurs semble avoir été reconnue
par toutes les parties, y compris les San.
Grâce, en partie, à ces affaires
célèbres, de nombreux pays en développement, détenteurs de savoirs
traditionnels, et des organisations militantes font pression dans un grand
nombre de forums pour l’obtention d’une meilleure protection des savoirs
traditionnels. Ces pressions ont conduit, par exemple, à la création d’un
Comité intergouvernemental de la propriété intellectuelle relative aux
ressources génétiques, aux savoirs traditionnels et au folklore au sein de
l’OMPI. La protection des savoirs traditionnels et du folklore fait également
l’objet de discussions dans le cadre de la CDB et d’autres organisations
internationales comme la CNUCED, l'OMS, la FAO et l’UNESCO.[225]
En outre, la Déclaration ministérielle de Doha de l’OMC a mis en avant la
nécessité de poursuivre les travaux sur la protection des savoirs traditionnels
dans le cadre du Conseil des ADPIC.[226]
Comment peut-on définir les
savoirs traditionnels ? Si la grande majorité des savoirs sont anciens,
dans le sens où ils se sont transmis de génération en génération, ils sont toutefois
constamment affinés et de nouveaux savoirs sont développés en permanence, de
manière assez comparable au processus scientifique moderne qui avance par
amélioration progressive permanente plutôt que par grands bonds en avant. L’un
des intervenants de notre conférence a suggéré que le terme
« folklore » soit remplacé par « expressions de la
culture », qui convient mieux et représente les traditions vivantes et
fonctionnelles, plutôt que des souvenirs du passé. Si la majorité des savoirs
traditionnels et du folklore est transmise oralement, une partie d’entre eux,
comme la conception textile et le savoir médical ayurveda, est codifiée. Les
groupes qui détiennent des savoirs traditionnels sont très divers : les
dépositaires peuvent être des individus ou des groupes d’individus ou de
communautés. Ces communautés peuvent être des peuples autochtones ou des
descendants de colons ultérieurs. La nature des savoirs est également très
diverse : elle couvre, par exemple, les œuvres littéraires, artistiques ou
scientifiques, les chants, les danses, les traitements et pratiques médicaux,
et les technologies et techniques agricoles.
Si plusieurs définitions ont été
avancées pour les savoirs traditionnels et le folklore, il n’existe aucune
définition générale acceptable pour les uns ou pour l’autre. Ce n’est pas
uniquement l’étendue des savoirs traditionnels qui a compliqué le débat
jusqu’ici. En effet, il existe aussi une certaine confusion quant à ce que l’on
entend réellement par « protection » et à son objectif. Celle-ci ne
devrait certainement pas être directement associée au mot
« protection » au sens de la PI. Dans son rapport sur une série de
missions d’enquête, l’OMPI[227]
a cherché à résumer les préoccupations des détenteurs de savoirs traditionnels,
de la manière suivante :
·
Préoccupations concernant la
disparition des modes de vie traditionnels et des savoirs traditionnels, et
réticence des plus jeunes membres des communautés à poursuivre les pratiques
traditionnelles
·
Préoccupations concernant le manque de
respect pour les savoirs traditionnels et les détenteurs de savoirs
traditionnels
·
Préoccupations concernant l’utilisation
illicite des savoirs traditionnels, y compris l’utilisation des savoirs
traditionnels sans partage des avantages ou de manière dégradante
·
Reconnaissance insuffisante de la
nécessité de protéger et de promouvoir la poursuite de l’utilisation des
savoirs traditionnels.
Une autre source a classé ces
motifs de protection des savoirs traditionnels, ainsi que d’autres, de la
manière suivante :
·
Question d’équité – les dépositaires
des savoirs traditionnels doivent recevoir une rémunération équitable si les
savoirs traditionnels conduisent à un profit commercial
·
Préoccupations relatives à la
conservation – la protection des savoirs traditionnels contribue à l’objectif
plus large de conservation de l’environnement, de la biodiversité et des
pratiques agricoles durables
·
Préservation des pratiques
traditionnelles et de la culture – la protection des savoirs traditionnels
servirait à accroître la notoriété des savoirs et des personnes à qui ils sont
confiés, à l’intérieur et à l’extérieur des communautés
·
Prévention de l’appropriation par des
parties non autorisées ou de la « biopiraterie »
·
Promotion de leur utilité et de leur
importance pour le développement.[228]
On ne peut pas s’attendre à ce
qu’une solution unique puisse apaiser des inquiétudes et atteindre des
objectifs si nombreux et divers. Il est possible que les mesures requises pour
empêcher l’appropriation illicite soient tout à fait différentes de celles qui
seront nécessaires pour encourager une utilisation plus répandue des savoirs
traditionnels, voire incompatibles avec ces dernières. Une multitude de mesures
complémentaires sera presque certainement nécessaire, dont un grand nombre
sortiront du champ de la propriété intellectuelle. En effet, une question bien
plus large sous-tend peut-être ce débat, comme la situation des communautés
indigènes au sein de l’économie générale et de la société du pays dans lequel
elles se trouvent, ainsi que leur accès aux terres sur lesquelles elles vivent
depuis toujours ou leur droit de les posséder. En ce sens, les préoccupations
relatives à la préservation des savoirs traditionnels et au maintien du mode de
vie de ceux qui les détiennent peuvent être symptomatiques des problèmes
sous-jacents auxquels sont confrontées ces communautés face aux pressions
externes.
Toutefois, nous
entendons limiter notre étude à la manière dont le système de propriété
intellectuelle peut contribuer à répondre à ces préoccupations. Il a déjà coulé
beaucoup d’encre à ce sujet et nombre d’organisations internationales, l’OMPI
notamment, ont commencé à envisager la question de savoir si le système de
propriété intellectuelle existant a un rôle à jouer ou si de nouvelles formes
de protection sont nécessaires.
Comme nous l’avons observé
ci-dessus, un grand nombre d’organisations, dont l’OMPI, la CDB, la CNUCED et
l’OMC, débattent de la protection des savoirs traditionnels. Ces débats se sont
concentrés à juste titre sur la compréhension de cette question, plutôt que sur
l’élaboration de normes internationales. Ce n’est qu’avec une meilleure
compréhension et une plus grande expérience pratique au niveau national ou
régional qu’il sera possible de concevoir un système international de
protection des savoirs traditionnels. Il est essentiel que tous les organismes
qui se penchent sur cette question collaborent afin d’éviter une double emploi
inutile et d’assurer que le débat englobe autant de points de vue différents
que possible. A cet égard, il nous a été suggéré qu’une organisation comme
l’OMPI, qui traite exclusivement de la propriété intellectuelle, pourrait ne
pas être l'instance la plus appropriée pour s’intéresser aux savoirs traditionnels
sous tous leurs aspects.[229] Nous estimons
toutefois peu probable qu’un seul organe possède la capacité, l’expertise ou
les ressources nécessaires pour aborder tous les aspects des savoirs
traditionnels. Selon nous en effet, une multitude de mesures, dont certaines
seulement se rattachent à la PI, sera nécessaire pour protéger, préserver et
promouvoir les savoirs traditionnels.
A
ce stade précoce du débat, il y a tout avantage à ce que cette question soit
examinée au sein d'un certain nombre instances, tout en veillant à mettre au
point des démarches cohérentes et à éviter les doubles emplois.
On voit
apparaître des exemples illustrant la manière dont le système actuel de PI peut
être utilisé pour commercialiser les savoirs traditionnels ou empêcher leur
utilisation illicite. Ainsi, des artistes aborigènes et de l’île de Torres
Strait en Australie ont obtenu une marque nationale de certification.[230] Comme tout autre marque,
cette marque de certification ou label d’authenticité (Label of Authenticity) entend contribuer à la promotion de la
commercialisation de leur produits artistiques et culturels et prévenir la
vente de produits prétendant à tort être d’origine aborigène.
Dans des
enquêtes récentes sur la protection existante des savoirs traditionnels et du
folklore, plusieurs pays ont proposé d’autres exemples de la manière dont les
outils de PI ont été utilisés pour promouvoir et protéger les savoirs
traditionnels et le folklore.[231] Parmi ces exemples, on
compte la protection par voie de droit d'auteur au Canada, visant à protéger
les créations fondées sur la tradition, dont les masques, les mâts totémiques
et les enregistrements sonores des artistes aborigènes ; l’emploi des
dessins et modèles industriels pour protéger l’apparence extérieure d’articles
comme les chapeaux et tapis au Kazakhstan ; et l’utilisation d’indications
géographiques pour protéger les produits traditionnels, comme les liqueurs, les
sauces et les thés au Venezuela et au Vietnam.
Leur capacité à
prolonger indéfiniment la vie des marques de fabrique ou de commerce et la
possibilité de leur propriété collective suggèrent que ces droits puissent
particulièrement convenir à la protection des savoirs traditionnels. C’est
également le cas des indications géographiques, qui peuvent être utilisées pour
protéger les produits ou artisanats traditionnels s’il est possible d’attribuer
leurs caractéristiques particulières à une origine géographique particulière.
Toutefois, les marques et les indications géographiques ne peuvent empêcher que
l’utilisation des marques ou indications protégées ; elles ne protègent
pas les savoirs en eux-mêmes, ou les technologies qui intègrent ces savoirs.
Les autres DPI,
notamment ceux qui nécessitent un élément de nouveauté ou dont la protection
est d’une durée relativement limitée, semblent moins adaptés à la protection
des savoirs traditionnels. Néanmoins, il ressort nettement de ces enquêtes,
voire d’autres études, que les DPI existants ont un rôle à jouer dans la
protection des savoirs traditionnels. Il reste à voir si ce rôle est
significatif ou non. L’expérience dans d’autres domaines suggère que leur
impact risque de ne pas être énorme, en raison notamment du coût élevé de
l’obtention et du respect des droits. Si la majorité des petites sociétés des
pays développés trouve que le système de PI, et en
particulier le système des brevets, est peu attirant,[232] il
semble alors peu probable que les communautés locales des pays en voie de
développement, ou les individus qui composent ces communautés, en tireront un
grand avantage.
Protection sui generis des savoirs traditionnels
Certains pays
ont déjà décidé que le système de PI existant n’est pas, à lui seul, suffisant
pour protéger les savoirs traditionnels. Plusieurs de ces pays ont adopté ou
sont en train d’adopter des lois instituant des systèmes de protection sui generis.[233]
Les Philippines
ont adopté une loi, et envisagent de nouvelles dispositions,[234] conférant aux communautés
autochtones des droits sur leurs savoirs traditionnels. Ces droits s’étendent
au contrôle de l’accès aux terres ancestrales, aux ressources biologiques et
génétiques et aux savoirs autochtones relatifs à ces ressources. L’accès des
tiers sera fondé sur le consentement préalable en connaissance de cause de la
communauté, obtenu conformément aux lois coutumières. Tous avantages issus des
ressources génétiques ou des savoirs associés seront partagés équitablement. La
loi cherche toutefois à maintenir le libre échange de la biodiversité entre les
communautés locales. Elle cherche également à assurer que les communautés
autochtones sont en mesure de participer à tous les niveaux du processus
décisionnel.
Si l’objectif
premier de ces actes législatifs est la reconnaissance, la protection et la
promotion des droits des communautés et des populations autochtones, y compris
les droits relatifs aux ressources biologiques et aux savoirs traditionnels
associés, ils reconnaissent également le potentiel d’exploitation de ces
ressources. Toutefois, le droit guatémaltèque cherche aussi à préserver et
promouvoir une utilisation plus large de ses savoirs traditionnels en plaçant
les expressions de la culture nationale, dont par exemple les connaissances
médicinales et la musique, sous la protection de l’État.[235] Il interdit la vente de
ces expressions ou leur rémunération. Ainsi, différents types de modèles sont
élaborés au niveau national, cherchant à adapter la législation et la pratique
aux besoins locaux.
Une question particulièrement
importante est la mesure dans laquelle les formes de protection reconnaissent
les lois coutumières sous l’empire desquelles les savoirs ont évolué. Des pays
comme le Bangladesh et des organisations comme l’Union africaine (UA)[236] envisagent une
législation sui generis qui prévoit
des droits dans le chef de la communauté sur les ressources biologiques et
savoirs traditionnels associés et cherchent à obtenir une plus grande
reconnaissance des pratiques culturelles et coutumières des communautés. Le
système de protection sui generis des
Philippines tient également compte des lois coutumières.
La Cour suprême australienne a
envisagé la pertinence des lois coutumières et pratiques aborigènes dans une
affaire d'atteinte à un droit d'auteur. Bien que la Cour ait jugé qu’elle ne
pouvait pas « reconnaître l'atteinte à des droits de propriété du type de
ceux que protège le droit aborigène pour les propriétaires traditionnels des
récits du temps du rêve et des images utilisées dans les œuvres d’art des demandeurs
à l’instance », elle a tenu compte du préjudice subi par les artistes
aborigènes dans leur environnement culturel pour déterminer les dommages et
intérêts.[237] Si
de telles décisions accordent une certaine reconnaissance aux lois coutumières,
elles ne vont visiblement pas aussi loin que certains le souhaiteraient. Dans
le cadre de nos consultations à ce sujet, plusieurs personnes ont demandé une
plus grande reconnaissance des lois coutumières.[238]
La reconnaissance des lois
coutumières, qu’elles se rapportent spécifiquement aux savoirs traditionnels ou
non, soulève des questions qui sortent du champ du présent rapport. Nous
estimons néanmoins que les lois coutumières relatives aux savoirs traditionnels
doivent être respectées et, si possible, reconnues plus largement. Il faudrait
soutenir la poursuite des travaux visant à atteindre ces objectifs, comme le
prescrit par exemple la 6e Conférence des Parties à la CDB.[239]
Il reste à voir
si ces systèmes nationaux, à mesure de leur évolution, présenteront suffisamment
de caractéristiques communes pour permettre le développement d’un système sui generis international. Nous
reconnaissons qu’il y existe des pressions constantes visant à la création d’un
système sui generis international,
ainsi que l’a récemment exprimé le G15.[240]
Etant donné la large gamme de matériel à protéger
et la diversité des raisons pour le « protéger », il se peut qu’un
seul système sui generis portant sur
tous les aspects de la protection des savoirs traditionnels soit trop
spécifique et insuffisamment souple pour tenir compte des besoins locaux.
Ainsi que nous
l’avons déjà mentionné, la capacité à protéger, promouvoir et exploiter les
savoirs traditionnels n’est pas nécessairement tributaire de la présence de
DPI. Réunir, par exemple, les innovateurs et entrepreneurs locaux pourrait être
bien plus pertinent. Quelles que soient les mesures mises en place ou quels que
soient les outils utilisés, l’exploitation accroîtra
sans doute la notoriété des savoirs traditionnels et de l’innovation locale au
sein des communautés et encouragera probablement une plus grande participation
des plus jeunes membres de la communauté. Ce scénario est particulièrement
probable dans le cas de la production de rendements économiques tangibles. Il
est toutefois important de se rappeler que les détenteurs des savoirs
traditionnels ne seront pas tous favorables à l’exploitation de leurs savoirs
de cette manière. Un participant à l’un de nos ateliers d’experts, un Indien
Kechuan péruvien, a signalé cet argument à la Commission. Pour beaucoup de
communautés locales, a-t-il expliqué, le concept de richesse est radicalement
différent de celui du monde occidental. Pour ces communautés, l’impératif est
de pouvoir assurer que leurs savoirs traditionnels et les lois coutumières qui
les régissent sont préservés et respectés, plutôt que d’obtenir un
dédommagement pécuniaire. Il a également observé que les attentes des
détenteurs de savoirs traditionnels n’étaient probablement pas réalistes quant
à la valeur économique potentielle de leurs savoirs. Ces attentes, bien
entendu, augmentent avec les affaires célèbres comme l’exemple du hoodia
(Encadré 4.2).
Appropriation illicite des savoirs traditionnels
La nature des
savoirs traditionnels est telle que la majeure partie d’entre eux se transmet
par oral plutôt que par écrit. Cela pose des problèmes particuliers lorsque des
parties non autorisées par le détenteur de ces savoirs cherchent à obtenir des
DPI sur ceux-ci. En l’absence de trace écrite accessible, les examinateurs de
brevets d’un autre pays ne peuvent pas accéder à des documents qui
contesteraient la nouveauté ou l’inventivité d’une demande fondée sur des
savoirs traditionnels. La seule option pour une partie lésée, qu’il s’agisse
des détenteurs des savoirs ou de la personne qui les représente, est alors de
contester le brevet durant le processus de délivrance ou après celui-ci,
lorsque le droit national le permet. C’est ce à quoi est parvenu le
gouvernement indien en faisant annuler les brevets sur le basmati (voir Encadré
4.5 ci-dessus) et le curcuma aux Etats-Unis.
La présence de
procédures administratives ou quasi-judiciaires d’opposition ou de réexamen des
brevets a facilité l’annulation de ces brevets. En l’absence de telles
procédures, il aurait été nécessaire d’engager une action devant le tribunal
compétent, avec les coûts inhérents et les délais que cela implique. Même en
présence de ces procédures, il est extrêmement difficile et coûteux pour les
pays en développement de contrôler et de contester des DPI accordés dans le
monde entier. Nous suggérons plus loin dans ce chapitre un moyen possible
d’aider les pays à contrôler les brevets accordés sur des inventions consistant
en des éléments biologiques acquis et des savoirs associés, ou développées à
partir de ceux-ci.
Il ne devrait pas être fait droit
aux demandes de brevets fondées sur des savoirs traditionnels tombés dans le
domaine public. Le problème est que les savoirs sont rarement documentés ou
s’ils le sont, ils sont rarement accessibles aux examinateurs de brevets. En
particulier, il est peu probable que les informations sur les savoirs
traditionnels figurent dans le type de renseignements relatifs aux brevets
auxquels se fient le plus souvent les offices des brevets pour apprécier la
nouveauté et l’inventivité. Pour résoudre ce problème, l’OMPI et plusieurs pays
en développement, sous l’impulsion de l’Inde et de la Chine, cherchent à créer
des bibliothèques numériques de savoirs traditionnels (voir Encadré 4.3). Ces
bibliothèques numériques détailleront par écrit un nombre considérable de
savoirs traditionnels tombés dans le domaine public et tiendront également
compte des normes de classification internationales (le système de
classification internationale des brevets (CIB) de l’OMPI) de sorte que
examinateurs de brevets puissent accéder facilement à ces données.
Encadré 4.3 Bibliothèque
numérique des savoirs traditionnels – le point de vue indien
En 1999, après la contestation par l’Inde (finalement
admise, mais coûteuse) des brevets sur le curcuma et le basmati accordés par
l'USPTO, il fut convenu que l’Institut national indien de la communication
scientifique (Indian National Institute
of Science Communication - NISCOM) et le Département du système indien
de médecine et d’homéopathie (Department
of Indian System of Medicine and Homoeopathy - ISM&H)
collaboreraient pour créer une bibliothèque numérique des savoirs traditionnels
(Traditional Knowledge Digital Library -
TKDL).
Le projet de TKDL se concentre initialement sur l'ayurveda
(système de médecine traditionnelle indienne) et se propose de documenter les
savoirs disponibles dans le domaine public (la littérature existante sur
l’ayurveda) en format numérisé. Les informations d’environ 35 000 slokas
(vers et prose) et formules seront saisis sur une base de données, et il est
prévu que le site web comptera environ 140 000 pages consacrées à
l’ayurveda. Les données seront mises à disposition dans plusieurs langues
internationales (anglais, espagnol, allemand, français, japonais et hindi).
La classification des ressources des savoirs traditionnels (Traditional Knowledge Resource
Classification - TKRC) est un système de classification innovant et
structuré, conçu pour faciliter l’organisation, la diffusion et la récupération
systématique des informations dans la TKDL. La TKRC se fonde sur le système de
classification internationale des brevets (CIB) : les informations sont
répertoriées en fonction de leur section, classe, sous-classe, groupe et
sous-groupe pour faciliter leur utilisation par les examinateurs de brevets
internationaux. Elle propose toutefois une plus grande précision des
informations sur les savoirs traditionnels en divisant un groupe CIB (à savoir
AK61K35/78 relatif aux plantes médicinales) en 5 000 sous-groupes environ.
La TKDL légitimera les savoirs traditionnels existants et,
en assurant la récupération aisée des informations liées aux savoirs
traditionnels par les examinateurs de brevets, empêchera, nous l’espérons, la
délivrance de brevets comme ceux portant sur le curcuma et le margousier dans
les affaires susmentionnées, qui portent sur des objets tombés dans le domaine
public.
L’OMPI travaille sur de telles bibliothèques et a créé un
groupe de travail spécialisé composé de représentants de la Chine, de l’Inde,
de l'USPTO et de l’OEB, qui examine comment ces bibliothèques peuvent être
intégrées dans les outils de recherche existants utilisés par les offices des
brevets.
L’OMPI examine également la
mesure dans laquelle des informations sur les savoirs traditionnels sont déjà
disponibles sur l'Internet. Les premières conclusions de l’OMPI indiquent que
la quantité d’informations disponibles sur les savoirs traditionnels est
substantielle et croissante. Toutefois, le format d’une grande partie d’entre
elles ne permet pas sa recherche ou son utilisation par les examinateurs de
brevets.[241]
La meilleure documentation des
savoirs traditionnels pourra être utile, non seulement pour empêcher la
délivrance de brevets injustifiés, mais également, ce qui est plus important,
pour contribuer à la préservation, la promotion et l’exploitation possible des
savoirs traditionnels. A cet égard, il est essentiel que le processus de
documentation ne porte pas préjudice aux DPI éventuels sur les éléments
documentés. La Fondation nationale de l’innovation (National Innovation Foundation) de l’Inde offre un exemple de
tentative de réponse à ces questions.[242]
L’une des inquiétudes soulevées par l’OMPI et plusieurs pays en développement,
au sujet de nombre des bases de données découvertes par l’OMPI, était de savoir
si les informations avaient été enregistrées avec le consentement préalable
donné en connaissance de cause des détenteurs des savoirs. Lors de discussions
à l’OMPI sur la documentation des savoirs traditionnels,[243]
des différences étaient également manifestes entre les pays en développement
quant au type de données qui pouvaient ou devaient être incluses dans les bases
de données. Certains pays, par exemple, avançaient que ces bases de données ne
convenaient que pour des informations déjà disponibles sous forme codifiée.
D’autres ont argué que les savoirs traditionnels qui n’avaient pas encore été
codifiés pouvaient également être inclus.
Les
bibliothèques numériques de savoirs traditionnels devraient être incorporées
aussitôt que possible aux listes de documentation de recherche minimale des
offices des brevets, ce qui permettrait de veiller à ce que les données qui y
sont contenues soient examinées lors du traitement des demandes de brevets. Les
détenteurs de savoirs traditionnels devraient jouer un rôle primordial
lorsqu’il s’agit de décider si ces savoirs sont inclus dans les bases de
données et tirer en outre des avantages de toute exploitation commerciale de
cette information.
La médecine
traditionnelle est un domaine qui présente un bon potentiel de documentation.
En République démocratique populaire lao, par exemple, le gouvernement a créé
le Centre de ressources des médecines traditionnelles (Traditional Medicines Resource Centre - TRMC) qui travaille
avec les guérisseurs locaux pour recenser les détails de toutes les médecines
traditionnelles, en vue de promouvoir le partage des pratiques au Laos. Le TRMC
collabore également avec le Groupe international coopératif sur la biodiversité
(ICBG) dans ses efforts de découverte de produits médicinaux potentiels. Tous
avantages, profits ou redevances réalisés à partir des plantes et savoirs
obtenus par le biais de cette collaboration seront partagés avec toutes les
communautés impliquées.[244]
Il est clair
que les DPI peuvent avoir un rôle à jouer dans l’exploitation des produits
fondés sur la médicine traditionnelle. Mais l’objectif premier doit être la
promotion de l’application de ces savoirs à l’amélioration de la santé humaine,
plutôt qu’à la production de revenus. En effet, il serait malheureux que
l’objectif de partage des avantages fondé sur la commercialisation n’ait pour
résultat que l’accroissement de la richesse de quelques personnes au prix de la
réduction de l’accès à des médicaments dont les pauvres ont particulièrement
besoin. La Stratégie de l’OMS pour la médecine traditionnelle pour 2002-2005
fait clairement ressortir l’objectif de santé publique.[245] Les leçons tirées de cet
effort et d’autres initiatives similaires doivent être librement partagées et
une assistance technique doit être offerte pour aider les autres pays à gérer
des initiatives relatives à la documentation.
Il faut
toutefois reconnaître qu’une grande partie des savoirs traditionnels restera
non documentée. Le concept de nouveauté absolue, selon lequel toute divulgation
dont par le biais de l’utilisation
dans toute partie du monde suffit à éliminer la nouveauté d’une invention,
reste donc un garde-fou nécessaire. Sans ce garde-fou, il serait possible de
continuer à délivrer des brevets sur des savoirs traditionnels tombés dans le
domaine public, même s’ils n’ont pas été divulgués par écrit. Certains pays
n’incluent pas l’utilisation en dehors de leur pays dans « l’état de la
technique ».
Les pays qui n’incluent que l’utilisation
nationale dans leur définition de l'état de la technique devraient accorder le
même traitement aux utilisateurs des savoirs dans les autres pays. En outre, il
faudrait tenir compte de la nature non écrite d’une grande partie des savoirs
traditionnels lorsque l’on s’efforcera de développer le système des brevets au
niveau international.
Pour certaines
communautés, l’octroi de DPI comme des brevets sur leurs savoirs peut
constituer une insulte. Bien qu’il existe des dispositions dans la plupart des
pays afin d’interdire l’octroi de DPI pour des raisons morales, il n’est pas
certain que les bureaux de la propriété intellectuelle seront en mesure de les
appliquer aux petites communautés autochtones. Par exemple, les raisons morales
de rejet des demandes de marque existent depuis un certain temps en
Nouvelle-Zélande, mais il est maintenant considéré nécessaire de définir plus
clairement la portée de cette disposition.
La modification envisagée interdirait l’enregistrement d’une marque lorsque, pour des motifs raisonnables, l’utilisation ou
l’enregistrement de la marque est susceptible d’insulter une partie
significative de la communauté, dont les Maoris.[246] Des mesures comme celle-ci,
ainsi qu’un usage plus répandu des bases de données consultables relatives aux
savoirs traditionnels tombés dans le domaine public, devraient contribuer à
empêcher l’octroi de DPI sur des éléments qui ne sont pas nouveaux ou qui sont
évidents ou susceptibles de vexer.
Toutefois,
comme nous l’avons déjà mentionné, il existe un second groupe de brevets et
d’ailleurs d’autres DPI qui suscitent des inquiétudes. Il s’agit des droits qui
remplissent globalement les critères habituels de brevetabilité ou de
protection, mais qui néanmoins :
·
sont
fondés sur des éléments obtenus par des moyens illicites ou sans le
consentement de leur détenteur, ou qui consistent en de tels éléments
·
ne
reconnaissent pas pleinement la contribution d’autrui à l’invention, en termes
de propriété des droits ou de partage des avantages éventuels découlant de la
commercialisation de l’invention brevetée.
Ces inquiétudes
ne s’appliquent pas uniquement aux brevets relatifs aux savoirs traditionnels,
bien qu’à la lueur de la CDB, les brevets les plus contestés dans ce domaine
sont souvent ceux qui portent sur des ressources biologiques et/ou les savoirs
traditionnels associés à ces ressources. Dans l’affaire du hoodia, la question
n’était pas tant de savoir si le brevet devait être délivré ou non, mais si les
San allaient recevoir une part équitable des avantages de la commercialisation.
Nous présentons ci-dessous des moyens potentiels de parvenir à un équilibre
plus équitable dans de tels cas.
Comme nous
l’avons vu, l’une des principales questions du débat sur les savoirs
traditionnels concerne le lien entre la protection de la propriété
intellectuelle et la propriété et les droits afférents aux savoirs sur lesquels
se fonde le droit de propriété intellectuelle. Le cadre de notre examen de
cette question inclut également comment promouvoir les objectifs de partage des
avantages et de consentement préalable donné en connaissance de cause fixés par
la CDB. La ratification par la communauté internationale, à quelques grandes
exceptions près, de l’Accord sur les ADPIC et de la CDB impose une obligation
d’assurer que ces deux textes se renforcent l’un l’autre au lieu de se
contredire.
La Convention, signée en 1992,
cherche à promouvoir la conservation de la biodiversité et le partage équitable
des avantages découlant de l’utilisation des ressources génétiques.[247]
Elle affirme les droits souverains des nations sur leurs ressources nationales,
et leur pouvoir de déterminer l’accès conformément à la législation nationale,
dans le but de faciliter l’utilisation durable de ces ressources, de promouvoir
leur accès et leur usage commun. Elle observe que l’accès aux ressources
génétiques est soumis au consentement préalable donné en connaissance de cause
et à des modalités mutuellement convenues qui prévoient le partage juste et
équitable des résultats de la recherche et de la mise en valeur ainsi que des
avantages résultant de l’utilisation commerciale et autre.[248]
Elle appelle également au partage juste et équitable des avantages découlant de
l’utilisation des savoirs traditionnels.[249]
En ce
qui concerne la propriété intellectuelle, la CDB stipule que l’accès et le
transfert (des ressources génétiques) doivent être compatibles avec la
« protection adéquate et effective » des droits de propriété
intellectuelle. Les gouvernements doivent mettre en place des politiques visant
à assurer que, notamment pour les pays en développement, l’accès aux ressources
génétiques a lieu selon des modalités mutuellement convenues. Elle observe que
les brevets et autres DPI peuvent avoir une influence sur l’application de la
Convention et que les gouvernements doivent coopérer (dans le respect des
législations nationales et du droit international) pour assurer que ces droits
s'exercent à l'appui et non à l'encontre de ses objectifs.[250]
L’organe directeur de la CDB est
maintenu convenu de lignes directrices sur l’accès et le partage des avantages
qui doivent guider les pays lors de la rédaction de législations nationales.[251]
Mais les pays sont confrontés à des décisions difficiles, au niveau pratique et
conceptuel, pour mettre en pratique le partage des avantages. En premier lieu,
les ressources en question ne sont souvent la « propriété » de
personne en particulier, mais constituent le patrimoine d’une ou plusieurs
communautés, qui ne sont pas nécessairement cohésives et ne vivent pas nécessairement
dans le même pays. En deuxième lieu, si certaines ressources génétiques peuvent
être rattachées à des régions et habitats très particuliers, dans d’autres cas
elles se composent d’éléments venant de nombreux pays, auquel cas les accords
de partage des avantages seront tout à fait impraticables. En troisième lieu,
en raison de la diversité des situations nationales, voire d’ailleurs au sein
même des nations, en matière de conditions culturelles, économiques ou
institutionnelles, il est très difficile de concevoir une législation et des
pratiques qui couvrent cette diversité selon des modalités facilitant la mise
en œuvre de ces mesures. En fait, il faudra prendre soin de s’assurer que la
législation et les pratiques qui cherchent à donner effet à la CDB ne limitent
ou ne découragent pas en réalité l’usage légitime des ressources génétiques,
que ce soit dans un but de commercialisation ou en termes de recherche
scientifique. On observe des signes de ce que le resserrement des restrictions
dans certains pays a gêné l’accès des biologistes étudiant les ressources
génétiques.[252]
Tout en admettant ces
difficultés, nous nous concentrons sur la manière dont les règles de propriété
intellectuelle peuvent devoir être modifiées dans les pays développés et en
développement pour apporter un appui à l’accès et au partage des avantages.
Nombreux sont ceux qui avancent que, puisque l’Accord sur les ADPIC ne parle
pas de la CDB et que la CDB ne fait pas mention de l’Accord sur les ADPIC, il
ne peut exister aucun conflit entre ces deux textes. Il est en outre avancé que
l’Accord sur les ADPIC appuie la CDB dans le sens où le brevetage engendre
souvent la commercialisation qui elle-même génère les avantages qui sont la
condition préalable de tout accord de partage des avantages. D’autres ont
contré cet argument en signalant que, puisque le brevetage fondé sur
l’utilisation des ressources génétiques est autorisé aux termes de l’Accord sur
les ADPIC (sous réserve de la satisfaction des critères de brevetabilité), celui-ci
ne soutient pas les objectifs de la CDB car les critères de brevetabilité
n’incluent pas le consentement préalable donné en connaissance de cause ou des
modalités mutuellement convenues pour le partage des avantages. Si la CDB
affirme la souveraineté nationale sur les ressources génétiques, aucune
disposition de l’Accord sur les ADPIC ne prévoit d’appui pour ces objectifs de
la CDB. Les sociétés étrangères peuvent obtenir des droits privés dérivés de
ressources nationales, mais l’Accord sur les ADPIC ne parle pas des obligations
stipulées par la CDB.
Néanmoins, même ceux
(principalement dans l’industrie) pour qui il n’existe aucun conflit entre la
CPD et l’Accord sur les ADPIC soutiennent dans l’ensemble les principes
sous-jacents de la CDB. En particulier, puisque la CDB affirme le principe que
les nations ont toute souveraineté sur leurs ressources naturelles, les
industries intéressées par l’utilisation de ressources génétiques doivent
assurer que les activités de prospection se déroulent sur le fondement du
consentement préalable donné en connaissance de cause et d’accords de partage
des avantages. Si elles ignorent ces principes, l’accès à ces ressources peut
ne pas être licite.
Compte tenu des difficultés
compréhensibles auxquelles les pays en développement sont confrontés pour
formuler et faire respecter les lois sur l’accès et le partage des avantages,
nous estimons que les pays développés et en développement doivent faire
davantage pour assurer que leurs systèmes de PI contribuent à la promotion des
objectifs de la CDB et de la communauté d’intérêts sous-jacente qui devrait
exister entre les fournisseurs de ressources génétiques, principalement dans
les pays en développement, et les utilisateurs, essentiellement basés dans les
pays développés.
Il a été suggéré que les
demandeurs de DPI consistant en des ressources génétiques ou développés à
partir de celles-ci soient tenus d’identifier l'origine de ces ressources et de
présenter la preuve qu’elles ont été acquises avec le consentement préalable
donné en connaissance de cause du pays dans lequel elles ont été prélevées.
Nous donnons dans l’Encadré 4.4 des exemples de pays qui ont introduit de
telles conditions dans leur droit.
La nature territoriale des
brevets signifie que les conditions susmentionnées ne s’appliquent que pour les
brevets délivrés dans ces pays ou régions particuliers. Par exemple, elles
n’ont aucun impact sur les brevets délivrés aux Etats-Unis ou au Japon. C’est
justement ce point, est-il avancé, qui justifie une solution plus
internationale au problème.
Si toutes les législations en
matière de brevets faisaient peser sur le demandeur une obligation de
divulgation de la source d’origine des ressources génétiques et de preuve du
consentement préalable donné en connaissance de cause, on estime que la
transparence augmenterait et que la simple communication d’informations
contribuerait à faire respecter les accords d’accès et de partage des
avantages. Une telle exigence pourrait également mettre en évidence les cas
similaires à l’exemple du hoodia.
Inde : L’article 10 (contenu de la description)
de la loi de 1970 sur les brevets (Patents
Act 1970), telle que modifiée par la seconde loi de modification sur les
brevets de 2002 (Patents Second Amendment
Act), prévoit que le demandeur doit divulguer la source et l’origine
géographique de toute matière biologique déposée au lieu d’une description. Par
ailleurs, l’article 25 (opposition à la délivrance d’un brevet) modifié permet
le dépôt d’une opposition au motif que « la description complète ne
divulgue pas ou mentionne de manière erronée la source ou l’origine
géographique de la matière biologique utilisée pour l’invention ».
Communautés
andines : La décision
andine No 486 prévoit dans son article 26 que les demandes de
brevets doivent être déposées auprès de l'office national compétent et doivent comprendre
:
h) une copie du contrat d’accès, si les produits ou méthodes
pour lesquels une demande de brevet est déposée ont été obtenus ou développés à
partir de ressources génétiques ou de produits dérivés originaires de l'un des
Etats membres ;
i) le cas échéant, une copie du document attestant de la
licence ou de l’autorisation d’utilisation des savoirs traditionnels des
communautés autochtones, afro-américaines ou locales des Etats membres, lorsque
les produits ou méthodes dont la protection est demandée ont été obtenus ou
développés sur le fondement de savoirs originaires de quelconque des Etats
membres, en application de la décision No 391 et de ses
modifications et règlements en vigueur ;
Costa Rica : L’article 80 (consultation préalable
obligatoire) de la loi 7788 sur la diversité biologique stipule que « Le
Bureau national des semences et les agents d’enregistrement de la propriété
intellectuelle et industrielle sont tenus de consulter le Bureau technique de
la Commission [pour la gestion de la biodiversité] avant d’accorder la
protection de la propriété intellectuelle ou industrielle à des innovations
impliquant des éléments de biodiversité. Ils doivent toujours fournir le
certificat d’origine délivré par le Bureau technique de la Commission et le
consentement préalable donné en connaissance de cause. L’opposition motivée du
Bureau technique interdira l’enregistrement d’un brevet ou la protection de
l’innovation ».
Le défaut de
présentation des informations exigées dans les cas susvisés pourra entraîner le
rejet de la demande ou la révocation du brevet.
Europe : Le considérant 27 de la
directive 98/44 relative à la protection juridique des inventions
biotechnologiques prévoit que la demande de brevet devrait, le cas le cas
échéant, comporter une information concernant le lieu géographique d'origine de
la matière biologique, si celui-ci est connu. Mais cette démarche est
entièrement volontaire car ceci est sans préjudice de l'examen des demandes de
brevets et de la validité des droits résultant des brevets délivrés.
Les opposants avancent que
chercher à contrer l’accès illégal ou l’utilisation non autorisée par le droit
des brevets ne règle pas les cas n’impliquant pas de brevets. En outre,
l’introduction d’une telle condition uniquement pour les ressources génétiques
et les savoirs associés entraîne une discrimination à l’égard des autres cas
dans lesquels des brevets ont pu être obtenus en conséquence d’activités
illégales ou non autorisées. Il est également avancé que cela entraînerait une
plus grande incertitude juridique et créerait de « graves difficultés dans
la pratique » puisque « l’origine d’un échantillon biologique [est]
souvent peu claire ».[253]
Même lorsque la source immédiate du matériel est connue, elle peut ne pas être
la source d’origine, surtout lorsque le matériel est obtenu, comme c’est
fréquemment le cas, depuis des collections ex
situ constituées sur de nombreuses années.
Il est difficile d’apprécier à
quel point cette incertitude serait réelle. Lorsqu’une société est intéressée
par une ressource génétique particulière, il semble probable qu’elle
s’efforcera de découvrir autant d’informations que possible au sujet de ce
matériel en raison de leur pertinence pour son utilité potentielle (par
exemple, la manière dont les populations locales l’utilisent). En pareil cas,
il est probable que l’origine géographique de la ressource sera connue. Dans
les autres cas, il peut être plus difficile d’établir avec précision l’origine
géographique d’un échantillon particulier. Néanmoins, il paraît peu probable,
notamment pour les échantillons obtenus après 1992, que certaines informations
relatives à l'origine géographique d’un échantillon particulier ne soient pas
disponibles. Aux termes de la CDB, les avantages éventuels doivent être partagés
avec le pays fournissant la ressource, que celle-ci soit ou non réellement
originaire de ce pays.[254]
Le Traité ITPGRFA, comme nous l’avons vu, prévoit un mécanisme différent pour
les ressources phytogénétiques de diverses origines.
L’un des objectifs déclarés de l’exigence de
divulgation de la source d’origine et du consentement préalable donné en
connaissance de cause est d’encourager le respect des principes d’accès et de
partage des avantages de la CDB. Toutefois, d’autres mécanismes et incitations
existent, qui pourraient permettre d’atteindre cet objectif. Le défaut
d’obtention de l’autorisation d’accès ou d’utilisation de matériel pourrait,
par exemple, donner lieu à une action en justice en vertu de la théorie de
l’appropriation illicite ou de la rupture de contrat. Mais chercher un
dédommagement de cette manière demande du temps et est coûteux, et présente peu
d’intérêt pour nombre des détenteurs de savoirs traditionnels. En outre, le
risque d’être stigmatisées en tant que « pirates biologiques » peut
également inciter les organisations à assurer la probité de leurs activités. Les
contrevenants à la CDB identifiés pourraient se voir interdire l’accès futur au
matériel. Une telle sanction a déjà été envisagée au Bangladesh.[255] Les fournisseurs de
matériel peuvent convenir collectivement de n’approvisionner que les
organisations consentant à communiquer dans les demandes de brevets qu’elles
pourraient déposer l’intégralité des détails des contrats d’accès éventuels. Il
est possible que ces incitations suffisent en elles-mêmes. Les
sociétés et les organisations qui utilisent ou fournissent des matières
biologiques ou des savoirs traditionnels ont déjà adopté ou considèrent
l’adoption de codes de conduite couvrant les activités relevant de la CDB.[256]
Néanmoins, nous estimons qu’il est important de
reconnaître le pouvoir de la CDB, même si seuls quelques pays ont mis en œuvre
une législation spécifique d’accès et de partage des avantages. Nous
concluons donc que, lorsqu’un pays a établi un cadre juridique clair régissant
l’accès aux matières biologiques et/ou aux savoirs traditionnels, ce pays
devrait alors pouvoir intervenir lorsque des DPI sont accordés sur des matières
ou savoirs acquis de manière illicite dans ce pays.
Nous irions même plus loin dans notre soutien des objectifs
de la CDB en avançant que personne ne devrait pouvoir bénéficier de DPI
consistant en des ressources génétiques ou savoirs associés obtenus de manière
illicite ou utilisés de manière non autorisée, ou fondés sur de tels ressources
et savoirs. Les organisations qui réfléchissent actuellement à cette question
devraient examiner quelles sont les mesures qui permettraient d’atteindre cet
objectif dans le cadre international existant. Outre la possibilité du rejet
des demandes ou de la révocation des droits, nous suggérons qu’il convient
également de réfléchir à la déclaration de l’inopposabilité de tels DPI.[257]
Cette sanction est déjà disponible aux Etats-Unis en vertu des doctrines des
« mains sales » et de la conduite inéquitable, selon lesquelles un
tribunal refusera d’opposer un brevet tant que son titulaire ne se sera pas
lavé les mains ou n’aura pas remédié à sa conduite inéquitable ou à sa fraude
éventuelle. Dans leur interprétation de ces doctrines, les tribunaux ont
observé que l’intérêt dominant est d’assurer que les brevets sont issus
« d’un contexte dépourvu de fraude ou d’une autre conduite
inéquitable ».[258]
La Cour suprême des Etats-Unis a également observé que
« Un tribunal d’équité n’agit que lorsque la conscience
l’exige et conformément à elle ; et si la conduite du demandeur est
contraire aux principes de justice naturelle, alors, quels que puissent être
les droits qu’il possède et quel que soit l’usage qu’il puisse en faire devant
un tribunal de droit, il sera jugé sans recours devant un tribunal
d’équité ».[259]
En application
du principe d’équité, aucune personne ne devrait pouvoir bénéficier d’un droit
de PI fondé sur des ressources génétiques ou des savoirs associés acquis en
violation de toute législation régissant l’accès à ce matériel. En tels cas,
c'est au détenteur du savoir qu'il devrait généralement incomber de prouver que
le titulaire du DPI a agi indûment. Toutefois, la condition préalable à toute
action est la connaissance du préjudice. C’est pour offrir une assistance à cet
égard que nous pensons qu’une prescription de divulgation du type susmentionné
est nécessaire.
Tous les pays
devraient prévoir dans leur législation l’obligation de divulguer dans la
demande de brevet l’origine géographique des ressources génétiques dont
l’invention est dérivée. Cette exigence devrait être assortie d’exceptions
raisonnables, comme par exemple lorsqu’il est véritablement impossible
d’identifier l'origine géographique du matériel. Des sanctions, éventuellement
du type susmentionné, ne devraient être infligées que dans les cas où il est
démontré que le titulaire du brevet n’a pas divulgué l'origine qu'il
connaissait, ou a cherché sciemment à induire en erreur en ce qui concerne l'origine. Le Conseil des ADPIC devrait examiner
cette question, dans le cadre du paragraphe 19 de la Déclaration ministérielle
de Doha.
Il
faudrait également envisager d'établir un système selon lequel les offices des
brevets examinant les demandes de brevets qui indiquent l'origine géographique
de ressources génétiques ou de savoirs traditionnels transmettent cette
information soit au pays concerné, soit à l’OMPI qui pourrait agir en tant que
dépositaire des informations liées aux brevets et relatives aux allégations de
« biopiraterie ». Ces mesures permettraient de suivre de plus près
l’utilisation et l’usage abusif des ressources génétiques.
INDICATIONS
GEOGRAPHIQUES
Contexte
Au début de ce chapitre, nous avons envisagé la pertinence
des indications géographiques pour la protection des savoirs traditionnels.
Toutefois, les indications géographiques ont une application beaucoup plus
large et, pour certains pays, constituent l’une des catégories les plus
importantes de propriété intellectuelle, ce que reflète l’Accord sur les ADPIC.
Les négociations relatives à la section sur les indications
géographiques de l’Accord sur les ADPIC ont été tout particulièrement
difficiles.[260] La
raison en était une nette division entre les principaux auteurs de l’Accord sur
les ADPIC (les Etats-Unis et l'UE). En outre, ainsi qu’il est ressorti des
discussions ultérieures au sein du Conseil des ADPIC, il existe également des
divisions parmi les autres pays développés et parmi les pays en développement.
Le texte final de l’Accord illustre ces divisions et, en demandant une
poursuite des travaux, reconnaît qu’il a été impossible de parvenir à un accord
sur plusieurs points importants.
Par conséquent, le texte actuel de l’Accord sur les ADPIC
offre une protection de base, et des normes renforcées pour les vins et
spiritueux. L’inclusion de ces normes renforcées ne découle pas des
caractéristiques des vins et spiritueux, mais représente plutôt un compromis convenu lors des
négociations. Ce déséquilibre de la protection a suscité des demandes de
protection additionnelle de la part de plusieurs pays, dont l’Inde, le
Pakistan, le Kenya, l’île Maurice et le Sri Lanka.[261]
D’autres pays, comme l’Argentine, le Chili et le Guatemala, avancent que
l’extension de la protection additionnelle à d’autres produits imposerait des
charges financières et administratives supplémentaires à tous les membres de
l’OMC, lesquelles annuleraient les avantages commerciaux éventuels. Ces pays
estiment que ces charges seraient tout particulièrement lourdes pour les pays
en développement.
En l’absence d’une évaluation
économique fiable, il est difficile d’apprécier les mérites de ces deux séries
d’arguments. Ces arguments reflètent également, bien entendu, les différences
entre les pays développés et en développement concernant les intérêts
économiques perçus. Quelques pays, par exemple l’Egypte et le Paraguay, ont
déjà signalé que la protection additionnelle des indications géographiques pour
les vins et les spiritueux sera mise à disposition dans leur droit national
pour d’autres produits.[262]
Il sera intéressant de voir si l’introduction de cette protection additionnelle
élargie entraîne des coûts et avantages supplémentaires significatifs en
l’absence de reconnaissance internationale.
Outre l’introduction d’une protection renforcée des
indications géographiques pour les vins et spiritueux, l’Accord sur les ADPIC
prescrit également le lancement de négociations au Conseil des ADPIC concernant
l'établissement d’un registre multilatéral des indications géographiques pour
les vins. La Conférence ministérielle de Doha a élargi ce mandat pour inclure
des négociations sur l'établissement d’un système incluant les spiritueux.
L’objectif du registre n’a pas été clairement défini. Comme nous l’observons
ci-dessous, les opinions des groupes de pays divergent sur ce point. Certains
souhaitent en effet l’utiliser comme un registre international exhaustif qui
obligerait tous les Etats membres à accorder une protection aux indications
géographiques satisfaisant aux critères d’enregistrement. D’autres préfèrent un
système d’enregistrement volontaire, source d’information.
A ce jour, trois propositions différentes ont été présentées
portant sur le registre multilatéral. L’UE envisage un registre opposable à
tous les Etats membres de l’OMC, qu’ils aient ou non des indications
géographiques incluses dans le registre.[263]
Tout membre de l’OMC souhaitant contester l’inclusion d’une indication
géographique dans le registre est tenu de notifier le pays concerné et
d’entamer des négociations en vue de la résolution du litige. La proposition de
la Hongrie prévoit que lorsqu’un membre de l’OMC a abouti dans sa contestation
de l’inclusion d’une indication géographique pour certains motifs particuliers,
il ne sera alors pas nécessaire aux autres membres de l’OMC de protéger cette
indication géographique.[264]
Dans ces deux propositions, l’inclusion d’une indication géographique dans le
registre constituerait une présomption d’éligibilité à la protection par tous
moyens de droit offerts pour la protection des indications géographiques dans
tout Etat membre de l’OMC.
En revanche la proposition commune des Etats-Unis, du
Canada, du Chili et du Japon prévoit un système d’enregistrement opposable
uniquement à ceux qui cherchent à participer au système.[265]
Les membres participants utiliseraient le registre lors de l’examen, par
exemple, de demandes de marques contenant une indication géographique ou
consistant en une indication géographique. Les membres de l’OMC non
participants seraient encouragés à utiliser le registre de la même manière. Les
négociations sur le registre doivent, selon la récente Conférence ministérielle
de Doha de l’OMC, parvenir à terme à la Conférence de Mexico en 2003 au plus
tard.
Le Secrétariat du Conseil des ADPIC a déjà commencé à
clarifier la manière dont plusieurs membres de l’OMC, dont certains pays en
développement, ont satisfait à leurs obligations aux termes de l’Accord sur les
ADPIC.[266] La
grande majorité des pays ayant donné des informations prévoit une législation
spécifique portant sur les indications géographiques, bien qu’on ne sache pas
si cette législation résulte directement de l’Accord sur les ADPIC ou était
déjà en place pour répondre, par exemple, à des engagements bilatéraux.
La charge administrative de
l’application de la nouvelle législation pour les pays actuellement sans
protection ne semble pas excessivement lourde. En effet, l’Accord sur les ADPIC
n’exige actuellement aucun système d’enregistrement officiel national des
indications géographiques, et la charge et les coûts de l’obligation
d’application pèsent donc sur les détenteurs de l’indication géographique et
non sur les pouvoirs publics. Comme il est indiqué ci-dessous, toutefois, le
coût de veiller à la conformité aux normes de qualité et de promouvoir et faire
respecter les indications géographiques à l’étranger peut être significatif.
Pour apprécier
les positions à adopter dans les discussions sur le registre multilatéral et
l’extension possible du champ de la protection, il est important que les pays
en développement réfléchissent avec soin aux coûts et avantages potentiels. En
effet, comme nous l’avons suggéré dans une autre partie de ce rapport, nous pensons
qu’il convient de procéder à des évaluations complètes de l’impact économique
avant d’introduire de nouvelles obligations en matière de PI à la charge des
pays en voie de développement.
Les conséquences économiques pour un pays en voie de
développement sont difficiles à évaluer. Le principal avantage économique des
indications géographiques serait de servir de marque de qualité, ce qui jouera
un rôle dans la croissance des marchés d'exportation et des revenus. Mais la
protection renforcée, surtout lorsqu’elle est appliquée au niveau
international, pourrait produire des effets négatifs sur les entreprises
locales exploitant actuellement des indications géographiques qui pourraient
être protégées à l’avenir par une autre partie. Ainsi, les pays produisant des
succédanés de produits protégés à l’avenir par des indications géographiques
enregistreront des pertes. La prolifération des indications géographiques
aurait tendance à réduire leur valeur individuelle.
Il a également été suggéré que les indications géographiques
pourraient présenter un intérêt particulier pour plusieurs pays en
développement susceptibles d’avoir ou d’obtenir un avantage comparatif en
matière de produits agricoles et de boissons et d’aliments préparés.[267]
Pour ces pays, rechercher et faire valoir la protection des indications
géographiques à l’étranger pourrait entraîner des gains économiques. Toutefois,
les coûts impliqués dans de telles actions, notamment en matière de respect,
pourraient être prohibitifs. En outre, avant de rechercher la protection à
l’étranger, il est nécessaire de développer et de protéger l’indication
géographique dans son pays d’origine. Il pourrait être nécessaire de déployer
des ressources pour veiller à ce que la qualité requise, la réputation ou
autres caractéristiques du produit couvert par l’indication géographique soient
développées et maintenues. Il sera également nécessaire de prendre des mesures
pour veiller à ce que l’indication géographique ne devienne pas un terme
générique admis, que tous peuvent utiliser librement (voir Encadré 4.5).
Selon nous, il est loin d’être certain que ces pays seront
en mesure de tirer un avantage significatif de l’application des indications
géographiques. A titre d’exemple, l’Arrangement de Lisbonne, système
international de protection administré par l’OMPI concernant la protection des
appellations d’origine, a été convenu en 1958.[268]
A ce jour, 20 pays seulement (dont sept pays développés) ont ratifié
l’Arrangement et, en 1998, 766 appellations d’origine étaient protégées par
l’Arrangement, dont les pays européens détiennent 95 %.
Le basmati est une variété de riz des provinces du Punjab en
Inde et au Pakistan. Il s’agit d’une variété de riz aromatique à grains longs
et minces, originaire de cette région, qui représente une grande culture à
l’exportation pour les deux pays. Les exportations annuelles de basmati valent
environ 300 millions de dollars et constituent le gagne-pain de milliers
d’agriculteurs.
La « bataille du basmati » a commencé en 1997
lorsque la société américaine d’amélioration génétique de riz RiceTec Inc. a
obtenu un brevet (US5663484) de plante et semence, recherchant le monopole sur
diverses lignées de riz, dont certaines présentaient des caractéristiques
similaires à celle des lignées de basmati. Soucieuse des effets potentiels sur
ses exportations, l’Inde a demandé un réexamen de ce brevet en juin 2000. Le
titulaire du brevet, en réponse à cette action, a retiré plusieurs
revendications, dont celles qui couvraient les lignées de type basmati.
D’autres revendications ont également été retirées à la suite des inquiétudes
soulevées par l'USPTO. L’objet du litige est toutefois passé du brevet à
l’utilisation illicite du nom « basmati ».
Dans certains pays, le terme « basmati » ne peut
s’appliquer qu’au riz aromatique à grains longs cultivé en Inde et au Pakistan.
RiceTec a également demandé l’enregistrement de la marque « Texmati »
au Royaume-Uni, alléguant que « basmati » était un terme générique.
L’opposition fut retenue et le Royaume-Uni a établi un code de pratique pour la
commercialisation du riz. L’Arabie saoudite (premier importateur mondial de riz
basmati) possède une réglementation similaire sur l’étiquetage du riz basmati.
Le code prescrit que « dans les cercles de
consommateurs, commerciaux et scientifiques, il [est] estimé que
le caractère distinctif
du riz basmati
ne peut être
obtenu que dans
les régions septentrionales de
l’Inde et du Pakistan en raison de la combinaison unique et complexe de
l’environnement, de la terre, du climat, des pratiques agricoles et de la
génétique des variétés basmati ».
Mais en 1998, la Fédération du riz américaine a avancé que
le terme « basmati » était générique et faisait référence à un type
de riz aromatique. En réaction, un collectif d’organisations de la société
civile de l’Inde et des Etats-Unis a déposé une demande visant à interdire
l’utilisation du mot « basmati » dans la publicité du riz cultivé aux
Etats-Unis. Le minitère de l'Agriculture américain et la Commission fédérale du
commerce américaine ont rejeté cette demande en mai 2001. Aucun de ces deux
organismes ne considérait que l’étiquetage du riz en tant que « basmati
cultivé aux Etats-Unis » était susceptible d’induire en erreur et ont jugé
que le terme « basmati » était un terme générique.
Ce problème ne se pose pas seulement aux Etats-Unis :
l’Australie, l’Egypte, la Thaïlande et la France cultivent également du riz de
type basmati et pourraient suivre l’exemple des Etats-Unis et considérer
officiellement que le mot « basmati » est un terme générique.
Le nom « Basmati » (et les marchés d'exportation
de l’Inde et du Pakistan) peuvent être protégés par son enregistrement en tant
qu’indication géographique. Toutefois, l’Inde et le Pakistan devront également
expliquer pourquoi ils n’ont pas engagé d’action contre l’adoption progressive
du statut générique du mot « basmati » ces 20 dernières années.
Ainsi, l’Inde n’a pas déposé de protestation officielle lorsque la Commission
fédérale du commerce américaine a officiellement déclaré le mot
« basmati » comme un terme générique.
Même si l’on tient compte des faiblesses bien documentées de
l’Arrangement de Lisbonne (comme l’absence d’exceptions appropriées pour les
indications géographiques devenues génériques) qui en détournent aussi bien les
pays développés que les pays en développement, le niveau d’intérêt que
l’Arrangement suscite semble très limité, même dans les pays en développement
ayant estimé qu’il valait la peine d'y adhérer.[269]
Dans le cadre des discussions de l’OMC au sujet d’un
registre multilatéral, il a été proposé de réfléchir plus avant, entre autres,
au coût probable de l’introduction du type de registre proposé par l’UE.[270]
Plusieurs pays en développement ont demandé une analyse de ce type lors de
discussions récentes à l’OMPI.[271]
Toutefois, certains des pays qui font maintenant pression sur l’OMC pour
poursuivre ce travail ne lui avaient pas donné l’appui nécessaire pour
progresser. Comme d’autres, nous pensons que ce n’est qu’avec ce type d’analyse
que les pays en développement, en particulier les pays à faible revenu,
pourront adopter une position en connaissance de cause dans les débats en cours
sur les indications géographiques, notamment au sein de l’OMC.[272]
De nouvelles
recherches devraient être entreprises d’urgence par un organe compétent,
peut-être la CNUCED, pour évaluer, pour les pays en développement :
·
les
coûts réels ou potentiels de la mise en œuvre des dispositions sur les
indications géographiques existantes dans le cadre de l’Accord sur les ADPIC
·
le
rôle que les indications géographiques pourraient jouer dans le développement
de ces pays
·
les
coûts et avantages probables de l’extension à d’autres produits de la
protection additionnelle actuellement accordée aux vins et spiritueux
·
les
coûts et avantages des diverses propositions visant à établir un registre
multilatéral des indications géographiques.
Chapitre 5
Toute enquête
sérieuse portant sur la PI et le développement doit envisager le rôle crucial
que jouent le droit d’auteur et les industries du droit d’auteur (dont
l’édition, le cinéma, la télévision, la radio, la musique et, maintenant, les
logiciels informatiques également) dans la production et la diffusion du savoir
et des produits fondés sur le savoir. Ces industries fournissent leurs
« matières premières » intellectuelles à la science et à
l’innovation, ainsi qu’à l’éducation et l’instruction en général. Elles ont en
outre contribué aux progrès spectaculaires enregistrés par la productivité, en
participant à la création de produits fondés sur l’information, comme les
logiciels de publication assistée par ordinateur, la messagerie électronique ou
les bases de données informatisées scientifiques complexes. En outre, les
industries du droit d’auteur ont évolué pour se transformer en une immense
source de richesses et de création d’emplois dans l’économie mondiale fondée
sur le savoir. Ainsi, aux Etats-Unis, leur valeur totale a progressé à un
rythme tellement rapide ces vingt ou trente dernières années qu’actuellement
elles apportent ensemble plus de 460 milliards de dollars au produit
intérieur brut américain et ont exporté pour plus 80 milliards de dollars
de produits en 1999.[273]
Pour les pays
en développement, cette situation présente à la fois des opportunités et des
défis immenses :
« La
protection des auteurs et des détenteurs des produits intellectuels revêt une
importance croissante dans les économies postindustrielles, où l’information et
le savoir jouent un rôle central. Le concept de droit d’auteur, qui visait à
l’origine à protéger les auteurs d’ouvrages et leurs éditeurs, a été étendu à
d’autres produits intellectuels tels que programmes informatiques et films...
Le droit d’auteur s’est imposé comme l’un des principaux moyens de réglementer
le flux international des produits basés sur les idées et le savoir, et il sera
un instrument essentiel pour les industries du savoir du XXIe
siècle. Ceux qui pourront se prévaloir de ce droit bénéficieront d’un précieux
atout dans l’économie mondiale fondée sur le savoir qui est en train de se
mettre en place. Il est de fait que les droits d’auteur de bon nombre de ces
produits sont entre les mains des principaux pays industrialisés et des grands
groupes multimédias, de sorte que les pays où le revenu par habitant est peu
élevé et ceux dont l’économie est de taille modeste se retrouvent nettement
désavantagés. »[274]
La protection
juridique du droit d’auteur remonte au XVIIIe siècle, avec
l’adoption en Grande-Bretagne d’une loi sur le droit d’auteur (Statute of Anne), et fut consacrée par
la Convention de Berne à la fin du XIXe siècle. Bien que les termes
employés par la Convention suggèrent un paradigme pour la protection des droits
des auteurs et artistes, les droits d’auteur n’appartiennent pas la plupart du
temps aux individus, mais aux sociétés qui les emploient. En effet, les droits
d’auteur constituent un élément fondamental du modèle d’entreprise des
éditeurs, des producteurs de télévision, des éditeurs de logiciels et des
maisons de disques car ils octroient à leurs titulaires des droits exclusifs
sur, entre autres, la reproduction et
la distribution des œuvres protégées. Les
nouvelles technologies de l’information et de la communication (TIC), et en
particulier l’Internet, permettent la création non autorisée de copies
illimitées, parfaites et gratuites d’œuvres protégées, ainsi que leur
distribution presque instantanée dans le monde entier. Cette situation lance un
défi sans précédent aux législations sur le droit d’auteur. Certains estiment
que l’avenir verra un déclin considérable de l’importance du droit d’auteur, à
mesure que les industries adoptent une protection fondée sur la technologie,
sous forme de cryptage et de mesures de lutte contre le contournement,
complétée par le droit des contrats et des formes de protection sui generis de la PI en matière de bases de données.
Nous pensons que les questions de
droit d’auteur revêtent une pertinence et une importance croissantes pour les
pays en développement, alors que ceux-ci entrent dans l’ère de l’information et
se démènent pour participer à l’économie mondiale fondée sur le savoir. Bien
entendu, certains pays en développement s’inquiètent depuis longtemps de ce que
la protection par le droit d’auteur des livres et des matériels pédagogiques,
par exemple, risque d’entraver la réalisation de leurs objectifs d’éducation et
de recherche. Ces préoccupations, exprimées vigoureusement en 1967 lors de la
Conférence de Stockholm de la Convention de Berne, restent tout aussi valables
aujourd’hui.
A présent, le droit d’auteur
demande une attention particulière, non seulement parce que des millions de
pauvres n’ont toujours pas accès aux livres et autres œuvres protégées par le
droit d’auteur, mais également parce que ces dix dernières années ont vu des
progrès rapides en matière de technologies de l’information et de la
communication, qui ont transformé la production, la diffusion et le stockage
des informations. Cette évolution s’est accompagnée d’un renforcement de la
protection nationale et internationale du droit d’auteur. En effet, ce sont
principalement ces évolutions techniques qui ont incité les industries du droit
d’auteur des pays développés à faire pression pour l’adoption de l’Accord sur les
ADPIC et du Traité de l’OMPI sur le droit d’auteur, ainsi que du système de
protection sui generis des bases de
données instauré par l’UE en 1996. Ces tendances ont certainement des
conséquences favorables et défavorables pour les pays en développement et il
est important de comprendre quel est leur impact sur ces pays, et sur les
pauvres en particulier.
Pour les pays en développement,
la question cruciale est de parvenir à un équilibre entre la protection du
droit d’auteur et l’accès adéquat au savoir et aux produits fondés sur le
savoir. Les coûts d’accès, ainsi que l’interprétation des exemptions au titre
du « fair use » ou du
« fair dealing »
(utilisation équitable), revêtent une importance particulièrement aiguë pour
les pays en développement, et ce d’autant plus que le champ du droit d’auteur
s’étend pour couvrir les logiciels et le matériel numérique. Il convient
d’examiner ces questions afin de veiller à ce que les pays en développement
puissent accéder aux produits importants fondés sur le savoir lorsqu’ils
cherchent à atteindre l’objectif d’éducation pour tous, à encourager la
recherche, à améliorer la compétitivité, à protéger les expressions de leur
culture et à réduire la pauvreté.
Dans ce
chapitre, nous examinons les questions suivantes :
·
Quelle est l’importance du droit
d’auteur en tant que stimulant des industries culturelles et autres dans les
pays en développement ?
·
Quel est l’impact du droit d’auteur sur
les pays en développement en leur qualité de consommateurs de produits
étrangers, et en particulier de matériels éducatifs, dont via l’Internet ?
·
Quelles mesures les pays en
développement devraient-il appliquer en matière de respect du droit
d’auteur ?
·
Quel est l’impact sur les pays en
développement du droit d’auteur sur les logiciels ?
Ainsi que l’ont signalé des
organismes comme l’OMPI, l’UNESCO et la Banque mondiale, il est important que
les pays en développement élaborent des mécanismes pour protéger leurs propres
œuvres de création passées et actuelles et bénéficier de leur exploitation
commerciale. A cet égard, le droit d’auteur peut jouer un rôle de premier ordre
dans le développement d’industries culturelles dans les pays en développement,
en assurant des rémunérations par le biais de droits exclusifs sur la
reproduction et la distribution.[275]
Au Chapitre 4, nous avons examiné les questions relatives à la protection
des savoirs traditionnels dans les pays en développement et une grande partie
de ces observations s’appliquent également ici, dans la mesure où ces savoirs
et ces créations peuvent être susceptibles d’une protection en vertu des
législations sur le droit d’auteur.
A l’échelon mondial, ce sont
principalement les industries européennes et nord-américaines de l’édition, des
divertissements et des logiciels qui perçoivent les fruits directs de la
protection du droit d’auteur. Comme le montre la Figure 5.1 ci-dessous, les
Etats-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Espagne, la France et l’Italie
produisaient à eux seuls presque les deux tiers des exportations mondiales de
livres en 1998. Mais, dans certains cas, les industries du droit d’auteur dans
les pays en développement sont également florissantes et obtiennent une partie
de ces fruits.
L’exemple le plus célèbre est sans
doute celui de l’industrie indienne du logiciel. Entre 1994-95 et 2001-02, les
revenus bruts de cette industrie ont progressé de 787 millions de dollars
à 10,2 milliards de dollars (dont une grande part était constituée par les
logiciels à l’exportation, dont la valeur est passée de 489 millions de
dollars à 7,8 milliards de dollars sur la période considérée) et, en mars
2002, le secteur des logiciels et des services connexes employait environ
520 000 personnes.[276]
Il est en outre certain que les pays en développement possèdent une richesse de
talent créatif (comme les musiciens au Mali et à la Jamaïque, ou les artistes
traditionnels au Népal), susceptible d’être exploitée en vue de produire
davantage de richesses pour les économies émergentes. Toutefois, cette
exploitation ne sera possible que s’il existe une infrastructure locale pour
les industries culturelles, l’édition et l’enregistrement par exemple.
Actuellement, de nombreux écrivains et musiciens des pays en développement (en
Afrique notamment) doivent avoir recours à des éditeurs ou maisons de disques
étrangers.
Source : UNESCO
(2000a)
A côté de réussites comme celle de l’industrie indienne du logiciel, on trouve
également des pays en développement qui offrent une protection du droit
d’auteur depuis plusieurs décennies en leur qualité de membres de la Convention
de Berne (comme le Bénin ou le Tchad qui y ont adhéré en 1971) et n’ont
enregistré aucune amélioration significative de leurs industries nationales du
droit d’auteur ou du niveau de la création d’œuvres protégées par le droit
d’auteur au sein de leur population.
Les données probantes suggèrent
donc que la disponibilité de la protection du droit d’auteur pourrait être une
condition nécessaire mais insuffisante du développement d’industries nationales
viables dans les secteurs de l’édition, des
divertissements et des logiciels dans les pays en développement.
Beaucoup d’autres facteurs sont importants pour le développement durable de
telles industries du droit d’auteur. Prenons l’exemple de l’industrie de
l’édition en Afrique : des facteurs comme le caractère imprévisible des
achats de manuels par les pouvoirs publics et bailleurs de fonds, la faiblesse
des compétences de gestion des sociétés locales, les coûts élevés du matériel
d’impression et du papier, et le mauvais accès au financement resteront sans
doute à court terme de très fortes contraintes dans de nombreux pays.[277]
Par ailleurs, étant donné la
taille réduite du marché de nombreux pays en développement, la disponibilité de
la protection du droit d’auteur pourrait jouer un rôle commercial
particulièrement important sur les marchés d'exportation, plutôt que sur les
marchés intérieurs, et ce nonobstant le fait que les auteurs et sociétés des
pays en développement risquent de se trouver confrontés à des coûts
insurmontables lorsqu’ils doivent engager une action pour faire valoir leurs
droits sur ces marchés. Bien entendu, dans les grands pays en développement
comme l’Inde, la Chine, le Brésil ou l’Egypte, la protection du droit d’auteur
sur le marché intérieur revêt clairement une importance considérable pour les
industries nationales de l’édition, du cinéma, de la musique et des logiciels.
Néanmoins, comme nous l’avons déjà observé, les Etats-Unis ont cherché au XIXe
siècle à encourager le développement de leur industrie de l’édition nationale
en ne reconnaissant pas les droits des titulaires de droits d’auteur étrangers.
Sociétés
de perception
En vue de
réaliser les avantages potentiels du droit d’auteur, certains pays en
développement ont créé des sociétés de gestion collective, qui représentent les
droits des artistes, des auteurs et des interprètes ou exécutants et perçoivent
les redevances issues de la concession de licences sur les œuvres protégées par
le droit d’auteur figurant dans leurs répertoires. A l’heure actuelle, seule
une minorité de pays en développement a suivi cette approche et les avis
divergent quant aux mérites de la création de sociétés de gestion collective.
L’OMPI et d’autres organismes bailleurs de fonds les encouragent et les
soutiennent activement, ainsi que les gouvernements de certains pays en
développement (dans les Caraïbes par exemple). Des groupes représentant les
industries du droit d’auteur dans les pays développés avancent également que la
création d’organismes gérant les droits de reprographie dans les pays en
développement faciliterait l’élargissement de l’accès aux œuvres protégées, et
ce au moyen de la photocopie à des taux adaptés au marché local.
D’autre part,
certains commentateurs allèguent que, bien que ces organisations des pays en
développement puissent percevoir des redevances pour les auteurs et artistes
locaux, il est probable qu’elles en perçoivent bien davantage pour les
titulaires de droits étrangers des pays développés qui risquent souvent de
dominer le marché des œuvres protégées par le droit d’auteur. Ainsi, en Afrique
du Sud, où l’équilibre est sans doute plus favorable que dans les pays en
développement à plus faible revenu, l’Organisation des droits dramatiques,
artistiques et littéraires (Dramatic,
Artistic and Literary Rights Organisation - DALRO) a distribué un
total d’environ 74 000 euros aux titulaires de droits nationaux, dont
environ 20 000 euros ont été reçus de sociétés de perception
étrangères, tandis que sur la même période elle a distribué environ
137 000 euros aux titulaires de droits étrangers.[278] Il est important
également de reconnaître que les organisations de gestion collective ont le
potentiel d’exercer un pouvoir significatif sur le marché et d’agir de manière
anticoncurrentielle. Cette question est particulièrement préoccupante dans les
pays en développement dont les capacités institutionnelles et les cadres
réglementaires sont faibles.
Bien que les avantages potentiels
du développement d’industries du droit d’auteur dans certains pays en
développement puissent être attirants dans certains cas, il est difficile de ne
pas conclure, d’après les témoignages de l’ensemble du monde en développement,
que les impacts négatifs du renforcement de la protection du droit d'auteur
seront sans doute plus immédiats et significatifs pour la majorité des pauvres
du monde. Aujourd’hui, il existe un « écart du savoir » énorme entre
les pays les plus riches et les plus pauvres. Ainsi que l’a observé la Banque
mondiale :
« Si l’écart se creuse, le monde sera encore plus
divisé non seulement par la disparité des ressources financières et autres,
mais aussi par les inégalités face au savoir. Les capitaux et autres ressources
se dirigeront de plus en plus vers les pays où le patrimoine de connaissances est
plus solide, aggravant le retard. Les disparités risquent aussi de s'accentuer
à l'intérieur même des pays, surtout en développement, où une élite fortunée
file sur les autoroutes de l’information, alors que le reste de la population
est prisonnier de l’analphabétisme. Mais inversement, si l’on parvient à
corriger ces décalages et ces imperfections, ... les revenus et niveaux de vie
pourraient s’améliorer beaucoup plus vite qu’on ne le pense. »[279]
A long terme, le renforcement de
la protection du droit d’auteur pourrait contribuer à stimuler les industries
culturelles locales des pays en développement, si d’autres conditions
influençant le succès de ces industries sont également satisfaites. Mais à
court et moyen termes, ce renforcement réduira sans doute la capacité des pays
en développement et des populations pauvres à réduire cet écart en obtenant à
un coût abordable les manuels, les informations scientifiques et les logiciels
informatiques dont ils ont besoin.
En théorie, les règles
internationales relatives au droit d’auteur devraient permettre de résoudre les
problèmes d’accès car elles accordent aux pays la faculté d’inclure dans
leur législation nationale, dans certains cas, des exemptions et des
assouplissements du droit d’auteur. Ainsi, les articles 9 et 10 de la
Convention de Berne donnent aux pays la faculté de permettre la reproduction
sans autorisation d’œuvres protégées, dans certaines limites et à certaines
fins définies dans la législation nationale, comme l’enseignement, la recherche
et l’usage personnel, pour autant que cette reproduction ne porte pas atteinte
à l’exploitation normale de l’œuvre par le titulaire du droit d’auteur (voir
Encadré 5.1).
Dans le cadre de l’équilibre entre les droits exclusifs des
auteurs, artistes et autres créateurs d’une part, et l’objectif social de
grande diffusion du savoir d’autre part, les règles internationales relatives
au droit d’auteur autorisent les pays à imposer des limites au droit
d’interdire l’utilisation et la reproduction
non autorisées dans certains cas prescrits. Ainsi, l’article 9 alinéa 2 de la
Convention de Berne stipule : « Est
réservée aux législations des pays de l'Union la faculté de permettre la
reproduction desdites œuvres dans certains cas spéciaux, pourvu qu'une telle
reproduction ne porte pas atteinte à l'exploitation normale de l'œuvre ni ne
cause un préjudice injustifié aux intérêts légitimes de l'auteur. »
Par conséquent, dans la plupart des pays, les lois
nationales sur le droit d’auteur intègrent des exceptions portant sur la
reproduction à des fins personnelles, de recherche, d’enseignement,
d’archivage, d'utilisation par les bibliothèques et de journalisme, sur le
fondement des principes de l’utilisation équitable (théorie du « fair dealing » au Royaume-Uni et du
« fair use » aux
Etats-Unis). La portée, la force et la souplesse de ces exceptions varient
grandement d’un pays et d’une région à l’autre, en partie du fait des
divergences entre les doctrines nationales, mais elles se concentrent
généralement sur les conditions suivantes :
·
L’objet
et le caractère de l’utilisation – la reproduction doit être destinée à des
fins personnelles et non commerciales. Une seule copie ou un petit nombre de
copies seulement est autorisé.
·
La
part de l’œuvre qui est reproduite – seules les copies partielles de l’œuvre
sont autorisées. La reproduction d'œuvres intégrales n’est permise que lorsque
aucun original n’est disponible sur le marché.
·
Seule
la reproduction par reprographie est généralement autorisée pour les œuvres sur
support papier. Une certaine liberté est
également accordée concernant la reproduction d’œuvres en format électronique,
par exemple, pour la programmation d’émissions télévisées ou l’archivage de
logiciels informatiques.
·
S’il
existe des exemptions en faveur des bibliothèques et archives, ces institutions
doivent être accessibles au public et s’abstenir d’activités commerciales.
·
L’intérêt
légitime du titulaire du droit doit être pris en compte – l’effet sur le marché
potentiel de l’œuvre.
Toutefois, le développement et la
diffusion de la technologie numérique permettent maintenant la création non
autorisée de copies illimitées, parfaites et gratuites, et la distribution mondiale presque instantanée d’œuvres
protégées. Les industries du droit d’auteur
réagissent en utilisant la technologie numérique, sous forme de cryptage
et de mesures de lutte contre le contournement, complétée par le droit des
contrats et des formes de protection sui
generis de la propriété intellectuelle des bases de données. Leurs
opposants avancent que ces mesures limitent de fait l’utilisation équitable et
pourraient réduire la capacité des enseignants, étudiants, chercheurs et
consommateurs à accéder à l’information,
dans les pays en développement notamment. A ce sujet, de nouvelles approches
sont nécessaires pour assurer que les exceptions adéquates au titre de
l’utilisation équitable puissent être préservées dans ce contexte numérique.[280]